samedi 26 janvier 2008

Payer plus pour travailler plus

Payer plus pour travailler plus
Publié le 2 août 2007
par Sémaphore sur http://www.archipelrouge.fr/spip.php?article757

Payer plus pour travailler plus

source : Ce Qu’il Faut Détruire
http://cequilfautdetruire.org/

par Gilles Lucas

Enfin, on y arrive ! La réhabilitation de la valeur travail est en marche. Sous prétexte de découvertes touristico-culturelles, quelques entreprises avant-gardistes inventent le travail payant. Pour le travailleur, bien sûr. D’autres sollicitent, gratuitement, l’élan créateur du consommateur, récompensé en verroteries. Il était temps !

SOUS LE TITRE de « Whisky Academy » la distillerie écossaise de Bruichladdich, sur l’île d’Islay, offre à l’amateur curieux la possibilité d’effectuer toutes les tâches d’un employé - une journée à pousser les tonneaux, une autre à travailler sur la chaîne d’embouteillage, une autre à couper la tourbe dans les champs, etc. Le soir, dans les chais, un maître-distilleur explique le travail de dégustation. L’« invité » est nourri et logé, mais c’est de sa poche qu’il paie son voyage, en plus des 1 200 euros qu’il doit débourser pour une semaine de chagrin à produire du whisky vendu en moyenne soixante-quinze euros la bouteille de soixante-dix centilitres. Malin ! Dans nos contrées, ce sont des viticulteurs qui se sont mis sur le coup. Plusieurs propriétaires proposent, enrobées d’un concept touristique, des vendanges sympas, assorties de quelques exposés techniques. Un repas par-ci, un petit déjeuner par-là, une bouteille, et le tour est joué. Coût de l’excursion pour le vendangeur occasionnel : entre soixante et trois cents euros, selon les cas et le cru. Un producteur de Champagne ajoute même un petit côté ludique à l’entreprise : le premier qui finit sa ligne est récompensé d’une bouteille gratos !

Fini le temps où le zélé coupeur était la bête noire des vendangeurs quand il ne venait pas donner un coup de main aux moins adroits ou aux plus tranquilles. Bingo pour les employeurs : pas de charges professionnelles, recrutements souples et volatiles, réductions des frais salariaux. Finie aussi l’époque où travailler signifiait d’évidence gagner de l’argent - même peu - d’une manière plus ou moins régulière. Aujourd’hui, avoir un emploi est une faveur suffisante pour ne pas se plaindre du niveau de rémunération, quand il y en a un, selon le principe moderne du « si tu pleurniches, c’est la porte. Des comme toi, y en a dix qui attendent ». Demain, on entendra : « Des comme toi, y en a dix qui sont prêts à payer pour bosser. » D’ailleurs, ça a déjà commencé. Il y a quelques années encore, déclarer « Je suis prêt à payer pour travailler ! » suscitait l’hilarité, l’effarement, le mépris, voire la sortie précipitée de la trousse d’urgence pour apporter les premiers soins. Bientôt, cette profession de foi pourrait devenir de la plus simple évidence. Puisque avoir un travail est un privilège, de là à le payer, il n’y a qu’un pas.

Car si dans le secteur privé, c’est habillée de culture et de tourisme que se diffuse l’idée de faire payer des travailleurs, le projet est déjà bien en place dans le domaine institutionnel de gestion des chômeurs. Les multiples boîtes de formation conventionnées par l’Unedic et les Assedic procèdent de la même manière. Le chômeur ne reçoit plus son argent, celui qu’il a versé chaque mois à la caisse de chômage quand il travaillait. L’allocation est versée à l’entreprise de formation qui la reverse au chômeur contraint de faire acte de présence aux mêmes horaires qu’un salarié. À ceci près que devenu élève assidu de la boîte de formation, l’argent qu’il reçoit est celui qu’il devrait toucher en restant chez lui en bon chômeur heureux. Lumineux ! Le chômage de masse est un réservoir inépuisable pour l’expérimentation de formes inédites de travail. La précarité est en place, la gratuité se développe, le paiement s’impatiente. En attendant, payer de sa personne, en échange d’une dérisoire contrepartie, reste de mise.

Pour exemple, début 2006, IDTGV lance un concours destiné aux créateurs de vêtements. L’obscure entreprise se propose de relooker son personnel afin de lui donner un style « Zen and Zap » inscrit « dans le marché des loisirs » en rapport « avec les nouveaux comportements de consommation » qui favorisent « l’hédonisme et le plaisir ». Sous les auspices de l’Institut méditerranéen de la Mode, aux créateurs de se mettre à la tâche pour réaliser les modèles de la garde-robe complète des contrôleurs [1]. Pour tout paiement de son labeur, le lauréat du concours recevra royalement 3 000 euros d’argent de poche assortis gracieusement de cinq voyages pour deux personnes [2]. La SNCF, quant à elle, s’est attachée les services de Christian Lacroix : l’opération a coûté globalement dix-neuf millions d’euros et on peut être assuré que quelques billets de trains n’auraient pas satisfait le couturier arlésien...

Toutes les perspectives sont désormais ouvertes. À quand un stage payant chez EADS où le petit actionnaire passera une semaine « live » sur les sites de montage ? Ou dans une exploitation de la plaine de la Crau à ramasser des fruits ? Ou comme « formateur » payant de chômeurs payés avec leur propre argent ? Il faut rétablir la valeur travail disent-ils ? On attend les tarifs avec cette question : c’est quand les prix promotionnels ?

CQFD n° 46, juin 2007

[1] « La tenue ne devra pas être trop stricte afin de ne pas créer un “froid” entre le voyageur et le personnel de bord », selon le cahier des charges IDTGV.

[2] Cinq cents euros pour les candidats retenus après sélection, cinq voyages pour le second prix, trois voyages pour le troisième prix, avec mise en ligne sur le site IDTGV.com des trois premiers prix...

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