Le mythe de Philomèle et Procné hante l’imaginaire féminin.
De Marie de France au XIIe siècle à Marceline Desbordes-Valmore au XIXe, d’Isabelle de Charrière au XVIIIe à Colette et à Monique Wittig au XXe, la littérature féminine en France a trouvé dans ce mythe une métaphore de la situation de la femme écrivain et une mise en scène des stratégies qu’elle emprunte pour contourner la demande patriarcale de silence.
Évoqué explicitement ou non par les écrivaines et se métamorphosant lui-même au gré de nouveaux contextes culturels et des changements de mentalités, ce mythe peut servir de fil conducteur pour aborder un ensemble de textes de femmes, production de plus de huit siècles,
témoignant d’une tradition littéraire féminine aussi riche que tenace.
Quel est ce mythe? Parmi toutes les versions, celle d’Ovide est certainement
la mieux connue et la plus influente. Voici donc l’histoire terrible des soeurs
Philomèle et Procné telle qu’Ovide la raconte dans Les Métamorphoses 1. La vierge
Philomèle, fille de Pandion, roi d’Athènes, est violée et emprisonnée par son
beau-frère Térée, roi de Thrace, alors qu’il l’amène dans son pays pour rendre
visite à Procné, épouse que Pandion lui a accordée en reconnaissance de son
aide dans une guerre contre Thèbes. Après cinq ans de mariage Procné a eu
envie de revoir sa soeur. «Rejetant toute pudeur», Philomèle jure de se venger
en dévoilant le crime barbare. Qu’elle aille devant le peuple ou qu’il lui faille
se faire entendre de sa prison (une bergerie au milieu d’une forêt), elle jure
que «[s]a voix sera entendue du ciel et des dieux, s’il en est qui l’habitent». Pris
de colère et de crainte de voir son crime exposé au grand jour, Térée lui coupe
sauvagement la langue et l’abandonne dans la bergerie, entourée de murailles
et de gardes qui lui interdisent toute fuite. En rentrant, il annonce à Procné la
mort de sa soeur.
Mais, nous rappelle Ovide, «l’ingéniosité de la douleur est infinie et le malheur
fait naître l’adresse». Confectionnant un métier barbare, Philomèle «tisse
à travers ses fils blancs des lettres de pourpre qui dénoncent le crime»2, puis
signifie par gestes à une femme de porter l’étoffe à sa maîtresse Procné. Celleci
parvient à déchiffrer «l’affreuse inscription qui lui apprend son infortune»
et, «prête à violer toutes les lois du bien et du mal», elle médite en silence quel
sera le châtiment du tyran. Cette nuit-là, sous le couvert d’une fête célébrant les
mystères de Bacchus, revêtue du costume rituel et suivie de ses compagnes, elle
se rend dans la forêt, délivre Philomèle de sa prison, la recouvre des insignes de
Bacchus, et l’amène ainsi déguisée dans son palais. La vue de sa malheureuse
soeur ne fait qu’augmenter sa colère; elle se dit «prête à tous les crimes» et «à
la plus épouvantable vengeance», sans encore savoir laquelle. C’est alors que
survient Itys, son fils. Saisie par sa ressemblance avec son père, elle surmonte
toute velléité maternelle, l’entraîne vers un endroit caché du palais et le tue
d’un coup d’épée. Philomèle lui tranche la gorge. Les deux soeurs dépècent
alors le corps de l’enfant et, dans la chambre toute ensanglantée, en font cuire
les morceaux. Puis, sous prétexte d’une cérémonie religieuse que lui seul peut
célébrer, Procné écarte les compagnons et les serviteurs de Térée et lui sert cet
horrible festin. Après avoir consommé à son insu la chair de son propre fils,
le tyran commande: «Amenez-moi Itys.» À quoi Procné, de joie, répond «Tu
as avec toi [...] celui que tu demandes» et Philomèle, faute de pouvoir s’exprimer
par sa langue, se venge en lui jetant à la figure la tête sanglante d’Itys.
Hors de lui, l’épée à la main, Térée se lance à la poursuite des deux soeurs qui
s’échappent, leurs corps «portés par des ailes», par quoi Ovide signale leur
métamorphose en oiseaux, Philomèle en rossignol et Procné en hirondelle3.
Affublé d’un heaume — ou d’une couronne? — parodique sous forme d’aigrette
et d’un bec qui lui tient lieu d’épée, Térée, lui, est changé en huppe, oiseau
rebutant dont il est dit qu’il souille son propre nid.
À première vue, ce mythe angoissant de la suppression brutale de la voix
féminine et du châtiment qui s’abat sur la femme qui se venge semble assez
mal s’accorder avec l’existence d’un corpus important d’écrits de femmes. En
quête pendant des siècles de modèles positifs dans une culture qui s’acharnait
à les leur dénier, comment les femmes écrivains auraient-elles pu s’inspirer
de l’exemple de Philomèle et Procné? Ovide n’accorde en e¤et que trois vers
au tissage astucieux de Philomèle, forme initiale d’expression de soi malgré sa
langue coupée, ébauche d’un texte autobiographique, et il ne dit absolument
rien du chant des femmes-oiseaux ni ne nomme les oiseaux en question, alors
qu’il précise que Térée est métamorphosé en huppe. De plus, il accorde plus
de place au meurtre d’Itys qu’au viol de Philomèle (14 vers contre 12), bien
que les deux crimes soient décrits quasiment dans les mêmes termes. Chaque
victime tend les bras ou les mains dans un geste de supplication, chacune est
comparée à un animal vulnérable aux prises avec une bête de proie: Philomèle
frissonne comme «une agnelle épouvantée» devant un loup, Itys ressemble
au «petit qu’une biche nourrissait de son lait» entraîné par une tigresse. Mais
le corps mutilé de Philomèle — «la racine de la langue s’agite au fond de la
bouche; la langue elle-même tombe et, toute frémissante, murmure encore sur
la terre noire de sang; comme frétille la queue d’un serpent mutilé, elle palpite
et, en mourant, elle cherche à rejoindre le reste de la personne à qui elle
appartient» — est finalement remplacé dans le texte et déplacé par le corps
morcelé d’Itys — «le souffle de la vie animait encore ses membres que déjà toutes
les deux les mettaient en pièces» (nous soulignons). L’horreur de l’infanticide
(«meurtre abominable» souligne Ovide), de la rupture de la séquence patriarcale
et de la perversion de la maternité e¤ace en quelque sorte l’horreur du viol.
Le dénouement laisse pourtant intact le patriarcat: seul Térée est puni, mais,
étant un barbare de Thrace, il était déjà une figure marginale par rapport à la
culture valorisée d’Athènes, incarnée par Pandion, figure paternelle légitime.
Si celui-ci meurt aussitôt de douleur, il est vite remplacé par un autre roi,
père lui aussi, cette fois «de quatre fils et d’autant de filles». Et le cycle de la
violence barbare contre l’autorité paternelle légitime ayant pour enjeu le corps
d’une femme se répète: l’une des filles est enlevée par le dieu du vent Borée,
dont les Athéniens se méfient parce que lui aussi est un habitant de Thrace
comme Térée. À la fin du mythe de Procné et Philomèle, deux femmes sont
punies, deux femmes victimes dont Ovide souligne au contraire la culpabilité,
la violence de leur vengeance étant dépeinte comme encore plus monstrueuse
que celle de Térée.
Les femmes écrivains, pour leur part, vont déchiffrer dans ce mythe précisément
ce qui est occulté chez Ovide: la résistance et la voix des femmes exprimées
par le tissage et par le chant.
Loin d’illustrer simplement le versant
négatif de l’histoire, l’état de victime de la femme écrivain face à la répression
patriarcale, son isolement et l’exiguïté de son champ créateur, ce mythe en vient
à suggérer dans les écrits de femmes, non seulement une longue tradition de
sédition et de résistance plus ou moins camouflées, mais une évolution positive,
la libération progressive de la voix féminine, délivrée à la fin de la référence
au patriarcat elle-même — référence au viol et au silence forcé — et la constitution patiente d’un lectorat «sororal» capable de déchiffrer, de remémorer/re-membrer et d’alimenter le corpus de la littérature des femmes.
D’un point de maîtriser, «son sens» (III, 2)16. Lavinia ne peut se dire qu’à travers les textes
et les interprétations des hommes. Elle est condamnée à la répétition d’une
intrigue canonique: quand elle ouvre les Métamorphoses d’Ovide à l’endroit
du mythe de Philomèle, son père, lisant à sa place, «comprend» ce qui lui est
arrivé. Traçant dans le sable à l’aide d’un bâton guidé par ses pieds et par sa
bouche, son oncle la presse alors de l’imiter pour y «imprimer clairement ses
peines» en livrant les noms des «traîtres»17. Comme pour souligner sa répétition
de l’écrit d’Ovide, Lavinia inscrit en latin dans le sable le seul texte qui lui soit
désormais octroyé: «Stuprum, Chiron, Demetrius» (IV, 1)18. Ainsi, elle est prise
dans l’intrigue de la vengeance paternelle. Il ne reste plus qu’à mener jusqu’au
bout la suppression de sa voix. Une fois la vengeance accomplie, invoquant «le
précédent» et l’autorité de Virginius qui a tué sa fille violée19 pour qu’elle ne
survive pas à sa honte et qu’elle ne puisse plus par sa présence renouveler la
douleur de son père, Titus Andronicus supprime Lavinia (V, 3). Aucune «soeur»
comme Procné n’ayant lu son histoire, aucune alternative positive au destin
de la femme «souillée», ni chant ni envol, ne peut s’envisager pour Lavinia;
elle sera écrasée jusqu’à la mort sous le poids des textes du patriarcat, étouffée
par des stéréotypes qui ne servent qu’à dissimuler les anxiétés des hommes à
l’égard de sa sexualité et de son art.
La Lavinia de George Sand, héroïne de la nouvelle éponyme publiée en 1833,
au moment où Sand elle-même constituait son identité d’écrivaine, serait-elle
sa riposte féministe à la Lavinia de Shakespeare? Entendait-elle dans sa nouvelle
restituer la langue — et la vie — à ce personnage, retrouvant ainsi la suite
du mythe de Philomèle omise par Shakespeare: l’écriture interdite dissimulée
d’abord sous un art féminin se muant à la fin en un chant pour tous?
Cela semble possible, vu que Sand connaissait bien le théâtre de Shakespeare.
Femme séduite et abandonnée, «décriée pour l’erreur de sa jeunesse», souillée
par «la tache cruelle qui couvre une femme délaissée», l’héroïne de Sand passe
de l’écriture de lettres d’amour à des billets à l’ancien amant pour redemander
ces lettres, deux formes d’écriture correspondant au stéréotype de la féminité
et aux conventions d’une «vieille histoire» amoureuse20, jusqu’à la longue lettre
finale dans laquelle elle refuse avec force de s’asservir aux vieilles intrigues
des pères. Cette lettre signale sa venue à une écriture différente, dissidente,
écriture qui remplace aussi les arts féminins par lesquels elle avait d’abord
tenté d’exprimer sa singularité et son indépendance vis-à-vis de la convention:
la danse et la décoration. Ce chant de liberté triste de Lavinia sera finalement
déplacé chez Sand par le chant joyeux d’une Isidora-Philomèle (Isidora, 1846),
écrivaine s’identifiant aux rossignols «enivrés de liberté» dont les «intarissables
mélodies montaient comme un hymne vers les étoiles brillantes», annonçant
l’apparition de «l’oiseau-artiste» dans l’autobiographie de l’auteur (Histoire de
ma vie, 1854 – 55)21.
Le châtiment: la langue coupée
Le long des siècles les exemples de la suppression brutale de la voix féminine
mis en scène par les écrivaines ne manqueront pas. Déjà au XIIe siècle, au
moyen d’une évocation discrète du mythe de Philomèle dans son lai Le Laüstic,
Marie de France, la première femme écrivain française connue, souligne la
violence et la barbarie d’un mari jaloux qui tue un rossignol, symbole à la fois
de la voix de l’amant de son épouse et de celle de cette dame dans la mesure où
le chant du rossignol est également l’expression de son désir à elle: «“J’ai pris
au piège le rossignol qui vous a tant fait veiller. Désormais vous pouvez rester
couchée tranquillement: il ne vous réveillera plus.” En l’entendant parler ainsi,
la dame est triste et peinée. Elle demande le rossignol à son mari, mais lui le tue
par méchanceté. De ses deux mains, il lui brise le cou. Ce fut là le geste d’un
homme ignoble. Puis il jette le corps sur la dame, si bien qu’il tache d’un peu
de sang sa tunique par devant, au niveau de la poitrine»22. Il est remarquable
que dans un texte si court dont l’une des caractéristiques essentielles est une
très grande économie de moyens, Marie ait choisi de figurer doublement, de
façon redondante, la perte de la voix féminine: et par le rossignol mort et par
la tache. Le mari inscrit ce signe sur le corps de sa femme pour que ce corps
n’exprime plus que son discours à lui: la femme adultère coupable et punie.
Mais la narratrice intervient pour guider notre interprétation de ce signe vers
un ailleurs dissident et féminin. Au XVIe siècle, cette scène violente se répète
chez Hélisenne de Crenne au moment où le mari de l’héroïne découvre sa
correspondance amoureuse, première expression écrite de son désir et de son
histoire à elle: «ce lui fut cause d’augmentation de fureur, et fort indigné s’approcha
de moi, et me donna si grand coup sur la face que violemment me fit
baiser la terre, dont je ne me pus lever soudainement». Plus tard, il brûlera «la
piteuse complainte qu’auparavant [elle avait] de sa main écrite» et l’enfermera
dans une tour pour la punir, ce qui ne l’empêchera pas de recommencer à
(s’)écrire, «estimant que ce [lui] sera très heureux labeur».
Parfois dans leurs écrits les femmes dénoncent plus explicitement les tactiques
dont se servent les critiques et les historiens de la littérature pour leur couper symboliquement la langue.
Ainsi, Marie de France incrimine ceux qui calomnient les auteurs de talent, hommes ou femmes (elle n’avait pas peur de poser en principe l’égalité des sexes face à l’écriture):
quand un pays possède
un homme ou une femme de grand mérite,
les envieux
se répandent en calomnies
pour diminuer sa gloire:
ils se mettent à jouer le rôle
du chien méchant, lâche et perfide,
qui mord traîtreusement les gens.
(Prologue de Guigemar)
[...]
source : http://yalepress.yale.edu/yupbooks/excerpts/0300108443_1.pdf
Lire le document Philomèle et les soeurs de Procné (58 p.)