dimanche 24 août 2008

Sur la relation entre genre et pauvreté

article publié le 29/11/2002

auteure : Marty Christiane

Dans la dernière décennie, le concept de " féminisation de la pauvreté " a fait son apparition et a même été officiellement consigné dans la Plate-forme d’action de la 4ème Conférence Mondiale des Femmes de Pékin. "70% des pauvres sont des femmes " : ce chiffre est maintenant dans le domaine public, reconnu ou utilisé par de nombreux organismes, mais il est difficile d’en établir exactement l’origine. Que signifie-t-il, quelle est sa cohérence, et plus généralement quel est le lien entre genre et pauvreté ?

Sur la relation entre genre et pauvreté

Si tout le monde a une idée de ce qu’est la pauvreté, cette notion a fait l’objet depuis de nombreuses années d’une réflexion approfondie qui a abouti récemment à un élargissement de sa définition. Le concept de " féminisation de la pauvreté " a également fait son apparition et a même été officiellement consigné dans la Plate-forme d’action de la 4ème Conférence Mondiale des Femmes de Pékin (1995). " 70% des pauvres sont des femmes " : ce chiffre est maintenant dans le domaine public, reconnu ou utilisé par de nombreux organismes, mais il est difficile d’en établir exactement l’origine. Il est surtout primordial lorsqu’on veut traiter de la pauvreté, de savoir ce que recouvre cette notion, comment la mesurer et comment y remédier. " Il y aura toujours quelqu’un de plus pauvre que l’homme le plus pauvre : c’est sa femme " au delà de l’éloquence de l’image, qu’en est-il exactement ? Pour répondre à cette question, il est nécessaire de revenir sur la définition de la pauvreté

1- Concepts définissant la pauvreté [1]

La pauvreté signifiait traditionnellement la " pauvreté de revenu et de consommation ", c’est à dire un " manque d’accès aux ressources, aux biens productifs et au revenu résultant d’un état de privation matérielle ". Mettant l’accent sur la privation de consommation, la pauvreté a été définie par un seuil minimal de consommation par personne. Cette approche privilégiait la pauvreté absolue plutôt que relative. Le PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement) a largement contribué au développement de la discussion sur le concept de la pauvreté, ses mesures et ses évaluations, et le concept a été élargi. L’approche définissant la pauvreté par le seul manque de revenu/consommation a été critiquée : de nombreuses réflexions ont suggéré de prendre en compte les ressources collectives et la fourniture de services par l’Etat, et d’inclure dans la notion de pauvreté le manque de dignité et d’autonomie. Dans cette nouvelle approche multidimensionnelle, la pauvreté est vue comme un processus et non plus comme un concept statique. De plus, cette approche plus qualitative que quantitative a également mis l’accent sur les critères de la pauvreté vue par les pauvres eux-mêmes. L’implication des personnes pauvres, la prise en compte de leurs propres solutions et surtout le renforcement de leur pouvoir d’action économique (empowerment) sont considérés comme essentiels pour le succès de l’élimination de la pauvreté.

En particulier l’approche développée par Amartya Sen [2] a amélioré la compréhension du phénomène de pauvreté et de celui de vulnérabilité. Selon cette approche, la pauvreté se caractérise par " l’absence des capacités fondamentales pour fonctionner ", pour " être et faire ". Cette approche sur les " capacités " réconcilie les notions de pauvreté absolue et relative, puisque un manque relatif de revenus et de biens peut conduire à un manque absolu des capacités minimales. Le concept de " pauvreté humaine " qui a été introduit par le PNUD dans son Rapport sur le développement humain de 1997, ainsi que le concept de " développement humain soutenable ", sont basés sur cette approche des " capacités " d’Amartya Sen. Distincte de la " pauvreté de revenu ", mais néanmoins liée, la " pauvreté humaine " fait référence à la dénégation des opportunités et des choix pour accéder à une vie tolérable. La pauvreté est vue comme multidimensionnelle. De plus, la pauvreté est un phénomène relatif : même dans un pays riche où la pauvreté monétaire est moins fréquente, la pauvreté monétaire "relative" peut engendrer une pauvreté "absolue" dans certaines dimensions du développement humain telles que l’estime de soi ou la capacité à trouver un emploi décent. Le concept de " pauvreté humaine " permet donc d’appréhender les causes de la pauvreté et pas simplement ses symptômes. Un index de pauvreté humaine (IPH) a été construit par le PNUD afin de mesurer la privation de " développement humain " élémentaire, à travers l’absence de capacités, comme une faible espérance de vie, le manque d’éducation de base, le manque d’accès aux ressources publiques et privées, le manque d’accès à l’eau potable et aux soins de santé. Malgré les difficultés inhérentes à une telle mesure, le développement de ce nouvel indicateur sur la pauvreté est très utile pour évaluer la situation actuelle et son évolution ; il est regrettable que l’IPH ne soit pas sexué.

2- Quelle est la relation entre le genre et la pauvreté ?

Le concept de "pauvreté de revenu " ne permet pas d’approfondir la relation entre le genre et la pauvreté : les mesures quantitatives basées sur ce concept considèrent le ménage comme une unité homogène, et supposent une répartition équitable entre ses membres. Les promoteurs de la croissance pour lutter contre la pauvreté veulent faire croire que les bénéfices de la croissance se répandent automatiquement sur les ménages les plus pauvres, ce qui est largement démenti par les faits. De même, le concept de " pauvreté de revenu" laisse supposer que le bénéfice d’un revenu est réparti également entre les membres du ménage. C’est ignorer les conflits, inégalités et relations de pouvoir bien réelles à l’intérieur des ménages. Partout la loi, la tradition ou la religion désigne l’homme comme le chef de famille et lui attribue le pouvoir de décision sur l’ensemble des biens et décisions concernant le ménage. Non seulement l’homme dispose le plus souvent de la décision sur l’utilisation des ressources, mais il ne les utilise pas de la même manière : des études ont mis en évidence les différences suivant que c’est l’homme ou la femme qui dispose des ressources : contrairement à l’homme, la femme consacre la plus grande part de ses ressources à la santé des enfants et à une meilleure nutrition (Unifem, rapport sur le progrès des femmes, 2000). Le concept de "pauvreté de revenu " reproduit donc les carences des théories économiques classiques qui assimilent le ménage à une unité indivisible, avec une répartition égalitaire des ressources et des capacités, il est inapte à fournir une analyse et une mesure de la ’féminisation’ de la pauvreté.

Le concept de " pauvreté humaine " permet d’éclairer la relation entre le genre et la pauvreté. Le ménage reste une unité très importante pour l’analyse de la pauvreté, mais il est décomposé pour permettre d’évaluer la pauvreté et le bien être relatif de chacun de ses membres. Cette approche met en évidence les inégalités entre les hommes et les femmes concernant la privation d’éducation de base, d’accès aux soins, l’espérance de vie, ainsi que les contraintes sociales pesant sur les femmes, que ce soit dans le cadre, mais aussi hors du cadre du ménage, les contraintes sur les castes les plus basses, les minorités, etc...

A la question " les femmes sont elles plus pauvres que les hommes ? ", l’approche selon la perspective de la " pauvreté humaine " et des capacités :

- d’une part permet de répondre,
- d’autre part montre que les femmes sont effectivement plus pauvres dans la plupart des sociétés, et dans la plupart des dimensions constituées par les différentes " capacités " comme l’éducation et la santé.

Les femmes et filles, on l’a dit, sont très souvent pénalisées dans l’allocation des ressources à l’intérieur des ménages à cause du système patriarcal. Il est plus difficile pour elles de transformer leurs " capacités " en revenus ou bien être. Dans toutes les cultures et quel que soit le niveau de développement, les femmes assument le travail non rémunéré de reproduction et de soins. Partout, leur temps total d’activités payées et non payées est plus important que celui des hommes (PNUD 1997). En moyenne, les femmes travaillent plus, ont moins de revenus, moins de contrôle sur leur revenu, de grandes difficultés d’accès aux crédits et à la formation ; elles travaillent le plus souvent dans le secteur informel, ces activités leur permettent de combiner leur travail payé et celui non payé de reproduction, mais secteur informel signifie aussi absence de protection sociale, d’assurance maladie et de droit à la retraite. Les normes sociales peuvent les empêcher de prendre un travail payé, ou les contraindre à une mobilité réduite, les conséquences des guerres font que femmes et enfants constituent la grande majorité des réfugiés. Enfin les violences envers les femmes sont une réalité dont on mesure de plus en plus l’ampleur à l’échelle mondiale : le problème de la violence constitue un handicap très lourd à l’autonomie et à la dignité des femmes Pour toutes ces raisons, les femmes voient leurs " capacités " restreintes, et elles sont à la fois plus pauvres et plus " vulnérables " à la pauvreté chronique.

3- Evaluation qualitative et/ou quantitative de la pauvreté

La nouvelle conceptualisation de la pauvreté basée sur les " capacités " permet donc de mettre en évidence pourquoi et en quoi les femmes sont plus pauvres. Etant multidimensionnelle, cette approche de la pauvreté est essentiellement une méthode qualitative et montre comment les méthodes strictement quantitatives reproduisent les biais sexistes (cf la répartition des ressources dans le ménage). L’analyse quantitative, toujours nécessaire, doit être menée dans le cadre de cette approche qualitative, et en référence avec ses différentes dimensions. Ainsi l’examen des statistiques qui existent [3] permet d’appréhender la situation comparée des hommes et des femmes concernant différents aspects de la pauvreté. Même si elles sont encore insuffisantes, des données sexuées existent dans beaucoup de pays, elles concernent les " capacités " reconnues indispensables pour vaincre la pauvreté, comme l’alphabétisme, l’accès à la scolarisation (primaire, secondaire, supérieur), les salaires (à défaut de statistiques exactes sur les revenus), l’espérance de vie, la santé, la mortalité maternelle, l’anémie des femmes enceintes, la malnutrition des enfants de moins de 5 ans, ... Ces données sont éloquentes : les filles représentent les 2/3 de l’ensemble des enfants non scolarisés dans le monde, et les femmes 70% des adultes analphabètes. (Cependant, dans certains pays d’Europe et d’Amérique du Sud, la scolarisation des filles est équivalente à celle des garçons dans l’enseignement primaire et secondaire et même plus forte dans l’enseignement supérieur) Les salaires des femmes varient suivant les pays entre 44 et 84% de ceux des Hommes. 80 à 90 % des familles pauvres sont des ménages avec des femme seules et des enfants (familles monoparentales) L’espérance de vie est la seule dimension où les femmes bénéficient "normalement" d’un avantage analysé comme biologique et estimé à environ 5 ans. Mais dans la plupart des pays, l’avantage réel est inférieur à 5 ans, ce qui traduit le fait que les femmes n’ont pas accès aux soins au même titre que les hommes. Dans certaines sociétés, l’espérance de vie des femmes est même inférieure à celles des hommes [4] :
- à cause d’une forte mortalité due à la maternité - à chaque minute une femme meurt en couches par manque de soins-,
- à cause de la malnutrition et du manque de soins accordés aux filles et aux femmes (Pakistan, Népal, Bangladesh)
- à cause de l’infanticide des filles (10 000 cas recensés chaque année en Inde)
- et de la progression du sida qui touche de plus en plus les femmes (Zimbabwe, Namibie, Lesotho, Botswana)
Ces données montrent que dans toutes les dimensions correspondant aux "capacités" identifiées pour échapper à la pauvreté, les femmes sont pénalisées. Une mesure quantitative qui synthétiserait l’ensemble de ces dimensions est très difficile : il faut bâtir un indice normé et attribuer une pondération à chacune des dimensions, ce qui a peu de sens, ou un sens différent selon le " profil " de pauvreté et selon les situations. On mesure les limites d’une démarche qui réduit la notion de pauvreté à une grandeur unique. L’IPH (indicateur de pauvreté humaine) est une évaluation qui a le mérite d’exister, mais il n’est pas sexué.

Néanmoins, au vu des données disponibles, et avec les réserves qui ont été présentées, on comprend les sources de l’évaluation usuelle de 70% pour la féminisation de la pauvreté : elle reprend les statistiques concernant la non- scolarisation des filles, l’analphabétisme des femmes, leur manque d’accès aux ressources et aux soins, leur handicap vis à vis des salaires, leur prépondérance dans les ménages monoparentaux frappés par la pauvreté. Compte tenu de ces diverses dimensions, l’évaluation de 70% représente un ordre de grandeur cohérent.

Quelle est l’évolution de la pauvreté et de la part des femmes dans la pauvreté ? Globalement à l’échelle mondiale, la pauvreté monétaire a à peine évolué au cours de la dernière décennie : de 1.28 milliard de personnes vivant avec moins de 1 dollar par jour en 1990, on est passé à 1.15 milliard en 1999 [4]. Où sont les bienfaits annoncés de la mondialisation financière et du libre échange ? Si la situation s’est améliorée en Asie de l’Est, ou est restée à peu près stable en Amérique latine et Caraïbes (sauf dans la dernière année où elle s’est dégradée en Argentine), elle a subi une forte régression en Afrique et en Europe Centrale et Orientale. La question de la dette et les plans d’ajustement structurels imposés à ces pays ont pesé lourd dans l’aggravation de leur situation à travers les restrictions des dépenses publiques de santé, d’éducation et de protection sociale. L’impact de ces politiques a particulièrement touché les femmes : lorsque l’éducation est devenue payante, on a observé dans de nombreux pays un recul de la scolarisation des petites filles qui est considérée comme moins importante que celle des garçons. De même, les femmes étant majoritaires dans les emplois du secteur public, elles ont été beaucoup plus touchées par les licenciements dans ce secteur.

Etant en charge des soins aux enfants et personnes âgées, elles sont au premier plan concernées par la dégradation des politiques de santé et de protection sociale. L’aggravation des conditions de vie des femmes dans des régions comme l’Afrique et l’Europe de l’Est, directement liée à la mondialisation libérale, est une des causes du développement de la traite des femmes et de leur prostitution. Les inégalités entre les hommes et les femmes dans la vie économique et le manque de participation des femmes aux décisions constituent une des causes de la pauvreté chronique de tous les membres d’un ménage.

La pauvreté mondiale ne reculera que si on associe étroitement la lutte contre les inégalités de genre à la lutte contre la mondialisation libérale. L’objectif d’égalité entre les sexes est une condition préalable à l’élimination de la pauvreté mondiale.

Notes [1] Voir l’étude Gender and poverty de Nilufer Cagatay, May 1998- Working Paper Series- UNDP [2] Amartya Sen, 1990. Poverty and famines, an essay on entitlement and deprivation- Oxford University press [3] données du PNUD, Banque Mondiale, BIT, WISTAT (base de données des Nations unies sur les femmes) [4 ] chiffres PNUD, 2002

source : http://www.france.attac.org/spip.php ?article1425

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