vendredi 16 novembre 2007

« La littérature suspend la mort »


« La littérature suspend la mort »

Entretien avec Hélène Cixous

Propos recueillis par René de Ceccatty

Article paru dans l’édition du 16.12.05 .Journal Le Monde

Trois publications portent le nom de l’écrivain et dramaturge : le récit d’une passion, un album de portraits par la photographe américaine Roni Horn et une présentation critique et biographique

> Pouvez-vous parler de l’intime, de cette circulation qu’il y a, dans vos textes récents et dans « L’Amour même dans la boîte aux lettres » en particulier, entre le familier, le familial, le confidentiel et une réflexion, disons, plus publique ?

Rien de plus intime, dira-t-on, que l’amour, là où l’on fait l’amour. Mais que fait-on avec l’amour, en tant qu’être humain et animal ? C’est une question de vie ou de mort, bien sûr, mais c’est une question universelle, la première. C’est elle qui subvertit, qui hante toutes les scènes dans lesquelles nous nous déplaçons, toutes celles qui semblent être professionnelles, extérieures, « extimes », politiques, etc. Pour moi, il s’agit toujours de mise en question de l’amour. L’amour à son tour met en question les scènes à rôles, où nous tenons des rôles, où nous avons des fonctions, où, pourrais-je presque dire, l’amour se heurterait à deux espèces d’incarnation d’inimitié : d’une part, son contraire, la haine, l’hostilité, la guerre et, d’autre part, ce qui fait limite à tout - sans que moi-même, à titre personnel, je veuille accepter que cette limite soit - et qui est la mort. L’amour s’avance comme une sorte de fleuve vital, côtoyé par les puissances hostiles à l’amour et par les puissances avec lesquelles nous pouvons entretenir une sorte d’infini dialogue. Ce que je souhaiterais appeler amour, c’est un renoncement à la réquisition d’un moi voulant exercer un pouvoir sur l’autre, un renoncement qui accepterait, sans s’incliner, donc de bon cœur, de se livrer, d’ouvrir, de donner lieu à l’autre en le respectant, et c’est ça, l’amour même. Un amour qui comprend qu’il s’agit de se rendre, au sens de partir, de s’envoler, mais aussi de rendre les armes, puisque, hélas, tout est toujours mesuré à la guerre.

> Dans ce texte, qui n’est pas chronologique, puisque vous racontez l’histoire à rebours, vous fournissez des dates qui remontent à quarante ans plus tôt. Comment votre mémoire s’organise-t-elle quand vous décidez de raconter un événement en rapport à d’autres événements de votre passé ?

Je suis tout à fait consciente que, quand j’inscris quelque chose dans une temporalité, il s’agit d’une temporalité autobiographique. J’exclus totalement ce qui serait de l’ordre du roman historique. Je ne peux pas. Je pourrais le faire de façon métaphorique ou en prenant un passage d’une œuvre littéraire du passé qui aurait une dimension contemporaine. Mais je ne peux pas alimenter ainsi un texte, sauf à puiser dans ma mémoire, dans mon expérience personnelle qui a mon âge, si je puis dire, plus ce qui m’a été rapporté par la génération précédente, c’est-à-dire, ma mère. Ma mère me « raconte » tellement que, quand j’étais petite, j’avais le sentiment d’avoir une double enfance ! Je n’ai jamais su si c’était mon enfance ou celle de ma mère. Je revivais, en un conte de fées réel, l’enfance de ma mère comme la mienne. Cela m’a permis de remonter comme témoin jusqu’au début du XXe siècle, en pouvant me reporter historiquement à la façon dont un sujet aura vécu la première guerre mondiale, la transformation complète de l’Europe, la disparition d’empires (à travers ma grand-mère). J’ai besoin de ça. Autrement, je fabriquerais et je n’aurais pas les éléments concrets dont j’ai besoin pour étayer mes textes, exactement comme pour le théâtre. Ce que je garde vivant n’a presque pas d’âge.

> Paradoxalement, dans votre cas, l’oralité a une importance très grande, professionnellement - vous enseignez, vous commentez oralement ce que vous vivez et ce que vous lisez, vous écrivez des pièces pour le Théâtre du Soleil - et familialement, d’une manière exceptionnelle chez un écrivain. Et pourtant votre œuvre est un hymne d’amour à l’écrit.

Cela pourrait passer pour un paradoxe, mais ça ne l’est pas. Quand je donne la parole à d’autres ou (insuffisamment à mon goût, mais je ne peux pas faire plus) à ma mère, mon bonheur (il ne s’agit pas seulement d’un bonheur terrestre) est de m’appliquer à entendre le secret des langues. Chacun d’entre nous parle en français et, à l’intérieur du français, dans son propre idiome. Pour les auteurs reconnus comme des maîtres de la langue, on forge des adjectifs, comme rimbaldien, balzacien, proustien, mais pour les êtres humains en général, on ne va pas jusque-là. Pourtant beaucoup d’entre nous ont un idiome et j’y suis très sensible. Cet idiome est à la fois vocalisé, musicalisé et aussi sémantique : chaque personne un peu riche dans l’âme a son vaste jardin de mots, de phonétique aussi. De temps à autre, j’entends quelque chose dans la langue de l’autre, dans l’idiolecte, je perçois cette qualité poétique. Ce n’est pas toujours facile. C’était facile avec Derrida et vice versa. Lorsque nous parlions, j’entendais le « poétique philosophique ». Je le relevais. Nous jouions à ça.

>Votre œuvre est parcourue d’événements très violents. Est-ce que vous vous êtes posé la question : y aurait-il un événement si violent qu’il empêche l’écriture et la vie ?

Si, bien sûr que j’y pense. Mais je crois que ce qui paralyserait l’écriture, ce ne pourrait être que le ligotage, l’arrêt du sujet à l’intérieur du sujet. Cela peut arriver quand on est atteint dans ses forces vives. Et je me dis très humblement que c’est la maladie, la vraie maladie, celle du corps, qui introduit un étranger ennemi et méconnaissable, qui peut dérober, étrangler la force vitale de l’écriture. Moi, je peux en porter le témoignage malheureux. Lorsqu’il y a cette interruption, l’écriture est mise en souffrance. Mais si la maladie est levée, comme on lève un écrou, l’écriture reprend. Je ne parle pas des moments d’impuissance, liés à une détresse psychique, à une dépression. Car il y a des situations où l’on ne peut pas écrire : la déportation, tout ce qui est « déportation du moi ». Dès qu’il y a activité, il y a possibilité d’écrire. C’est une réponse à la violence. Dans les camps mêmes. L’exercice de la littérature ne rend pas heureux, mais elle suspend la mort, tant qu’elle se manifeste. C’est ce que Blanchot appelait l’ « arrêt de mort ». Elle arrête la mort par la vie. De même, lorsque l’on rêve, toute douleur est suspendue. Elle vous attend. De même, lorsque l’on se réveille de la littérature, la douleur vous attend.

> Vous êtes-vous posé ces deux questions : est-ce que j’ai la capacité d’écrire ce que je veux écrire et est-ce que j’ai le droit d’écrire ce que j’écris ?

Oui, tout le temps. Le droit, tout le temps. C’est un débat intérieur et explicité. Je ne peux que plaider littérature, fiction. C’est au-delà du droit, si c’est fiction. Cela se passe au-delà de toutes les assignations à dire la vérité. Ce qui est vérité-mensonge est déplacé par la littérature. La littérature, c’est le déplacement même. Ce n’est ni vrai ni faux. Personne ne pourra le prouver. La littérature n’est pas appelée à rendre des comptes. Je fais constamment l’épreuve d’avoir un besoin et un désir d’avouer. Je voudrais avouer certaines choses, en suivant ce que j’ai découvert avec émerveillement quand j’étais petite, en lisant Dostoïevski. Si on pouvait avouer ses crimes ! On s’aperçoit que la littérature est piégée. Même dans la littérature de confession, l’inavouable est infini. On ne peut pas déposer l’inavouable dans un livre. C’est la grande illusion. Quand on a pratiqué suffisamment la littérature, on le sait. On pourra avouer tout ce qu’on voudra, l’inavouable demeure inavoué.

> Vous avez une pensée politique qui s’exprime en dehors de vos livres. Et là, la ligne de démarcation entre le bien et le mal ne peut pas être flottante. Mais elle n’est pas nette.

On peut, en croyant faire du bien, faire du mal. En ce qui concerne la scène politique, finalement je sens que je ne suis d’aucun parti. Je suis du parti de l’écriture. Je ne peux pas imaginer adhérer à un dogme, ça me fait horreur. C’est la sphère des rapports de forces. Mais si je n’ai pas de parti, j’ai des principes, très simples. Faire le moins de mal possible et le moins mal possible, aussi bien en littérature que dans la société, dans l’espace citoyen. Je n’ai qu’une ligne à suivre, mais elle est très difficile à suivre. C’est pourquoi je suis très mal à l’aise dans l’action, parce qu’il faut toujours trancher entre oui et non. Toujours dans des situations binaires. En politique, c’est toujours cela. Même chose dans la sexualité. Quand je remplis mon visa pour les Etats-Unis, on me demande : mâle ou femelle ? Et zut à la fin ! Heureusement qu’en anglais le mot female contient le mot male, il y a les deux en même temps. Ça va, je veux bien écrire female. Je détesterais écrire male, parce qu’il y aurait la moitié en moins. Disons que, chaque fois que ça se dichotomise de cette manière, je suis épouvantée. Comme lorsque je dois voter. Le mot élection est un mot trompeur, parce que justement on n’« élit » jamais. On choisit entre deux possibilités, ce qui n’a rien à voir avec l’élection qui devrait être de choisir entre d’innombrables possibilités. C’est une obligation de mentir, qui est une obligation citoyenne. Ce n’est pas de l’hypocrisie. Je me vois faire et je me dis que je ne peux pas faire autrement, parce que je ne veux pas m’abstenir. Ce sont les apories de la vie citoyenne. Je n’ai jamais cela en littérature. Il n’y a pas de « binarisme ». A cette question qui hante tous mes textes : « Sommes-nous dehors, sommes-nous dedans ? », je ne veux pas répondre.

> Comment voyez-vous la menace de la folie qui vous a visitée ?

Je me dépêche de fuir quand je la revois : il n’y a rien de plus terrifiant. Folie et terreur, c’est la même chose. C’est comme si je perdais de vue la raison de la vie. Pourquoi vivre ? La vie apparaît alors comme sur le pas de la mort. C’est une tentation qui se produit quand la mort, dans ce combat incessant avec l’ange, a raison de la vie. On laisse alors tomber les clés de la vie. C’est une chute, terrifiante. C’est une cavité qui se creuse dans le moi, mais qui, en général, est causée par un accident. Je ne parle pas des folies qui condamnent à l’asile, qu’on ne peut pas diagnostiquer ni soigner, puisqu’on ne sait pas quelle est la part chimique, biologique. Je parle ici de ce qui peut nous frôler et qui peut se résoudre sous des formes atténuées, comme des névroses. Je m’abandonne, moi abandonne je. Franchement, je ne tiens pas du tout à séjourner dans ces parages-là ! Mais, quand ça vous tombe dessus, on perd les commandes. En général, je ne crois pas avoir moi-même les clés. Il m’arrive de les confier à d’autres, comme dans l’amour. Ou dans la mort de l’autre.


Untitled from Anatomy lesson, Roni Horn

nb : Je vous invite à découvrir l’oeuvre de cette photographe américaine, Roni Horn, et tout particulièrement ses "dessins-photographiques", comme elle les nomme elle-même, autour de la figure emblématique du clown.

Sémaphore

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