L’écriture et l’identité féminine
Michèle Bolli
source : écriture et identité féminine
"... ton prochain comme toi-même ".
Comment s’aimer soi-même - incontournable condition pour parvenir à un altruisme sain - si les images du féminin présentes dans les lieux quotidiens sont largement dévalorisantes, pour ne pas dire méprisantes ? Question que se posent nombre de femmes placées dans de telles circonstances aujourd’hui.
Prenez leur rapport à la langue : elles y font doublement l’expérience de leur infériorité, de leur discrimination, d’un côté, par la manière dont on leur apprend à l’utiliser, et de l’autre, par la façon dont l’usage courant du langage traite de leur genre. Ces deux aspects ont tendance à reléguer les femmes dans des fonctions de subalternes. Ils lui enseignent lentement que sa place n’est pas celle d’un sujet à part entière
( R. Darcy, Le féminin ambigu, Le Concept Moderne, Genève,1989 ).
Pourtant, des femmes sont parvenues à utiliser à leur avantage cet instrument, la langue. Elles ont retourné cette épée contre leurs détracteurs. Et plus encore, elles ont tenté de produire en son sein, un espace - l’écriture - qui signifie leur beauté, leurs savoirs, leurs images ; en un mot leur point de vue sur le monde. Elles vivent d’une pratique de sujet. Ou faudrait-il plutôt dire, avec certaines d’entre elles, de sujette ? Approchons-nous des habitantes de l’écriture et cherchons à saisir quelques facettes de leur position.
Des femmes s’approprient l’écriture
Le point de vue de l’être-au-monde féminin s’inscrit dans des formes d’écriture qui, telles des veines nourricières, parcourent le grand corps produit par les écrivains d’une société donnée. Repérons-en quelques-unes. La poésie consiste à créer des images visuelles et sonores - à tendre la toile arachnéenne sur laquelle apparaissent des images anciennes - des images en pleine transformation, Ophélie, par exemple, y apparaît tombant dans l’eau, mais aujourd’hui, elle ne s’y noie plus ; elle devient nageuse et sait émerger de cet élément qui l’avait tout d’abord rendue absence, absorbée et abolie.
Enfin, on y voit s’esquisser des images toutes neuves qu’il faut aller y découvrir. La littérature fournit des histoires de vie, des récits qui mettent aux prises des héroïnes avec toutes sortes de situations et donnent à voir la manière dont y naît la conscience des femmes. La philosophie cherche à élaborer les formes d’un "penser au féminin". De là s’est découvert un genre mixte - la fiction/théorie - dans laquelle imaginer et comprendre ne s’excluent pas, mais s’entraident.
Elles vivent leur spécificité dans le mouvement du venir à l’écriture
Laisser naître de soi une écriture conduit les écrivaines à entrer dans une activité de production d’images, de représentations, de formes littéraires et philosophiques qui servent deux importantes perspectives.
Premièrement, après avoir développé une critique de leur situation, elles font un pas hors de la position de victime (dans laquelle se complaît trop souvent encore une certaine forme de féministe) et commencent une appropriation, de soi et de l’outil que constitue la langue, par l’usage personnel qu’elles font des mots.
Produire un texte c’est aujourd’hui le signer - c’est donc assumer son identité par son nom et se placer symboliquement parmi ceux qui en portent un - c’est-à-dire se considérer comme une personne - issue d’une histoire familiale - d’un réseau d’alliance ; et, qui a, elle aussi, à développer le mouvement de sa propre histoire. C’est être amenée à prendre la mesure de sa propre liberté en la déployant ici par l’écrit.
Ecrire oblige encore, celle qui pratique cet art, à se représenter non seulement son nom mais encore son genre - femme particulière parmi d’autres femmes et en communication avec un ou des hommes, humains appartenant à l’autre genre. C’est donc assumer sa différence, d’une part, au sein du groupe des mêmes et, d’autre part, dans les échanges avec le groupe différent. Est ainsi produit un lieu, l’écrit, dans lequel peut se lire un jeu de miroir pour celle qui écrit et parvient à y reconnaître certaines facettes de sa personne en positif ou en négatif, sous une forme imagée ou abstraite. Ce faisant elle parvient souvent à parfaire la connaissance qu’elle a d’elle-même et de ce que peut signifier ’ être une femme’ dans le milieu socioculturel dans lequel elle vit.
Ecrire, enfin, invite à s’assumer une et plurielle. A laisser se former dans l’écriture des traces qui se fraient un chemin du lointain de son histoire, du temps où la petite fille était reine : humour - images-souvenirs - rapport aux adultes. C’est les laisser se mouvoir en ce vivier - le texte - y côtoyer les expressions et les formes issues de la fonction de mère et de partenaire d’un homme, membre d’une société donnée à un moment précis de l’histoire humaine. Femme est le nom de cet ensemble chatoyant, multiple, fait de contrées froides ou désertiques ou encore luxuriantes, chaleureuses, rassemblées sous un nom unique duquel est envoyée une parole portée par le désir de communiquer avec autrui.
La capacité de reconnaître la particularité et la spécificité de son point de vue sur le monde se développe plus facilement si la femme peut confronter ce dernier à celui des autres. Il faudra donc, une fois ce dernier constitué, le confronter, le mesurer, l’agrandir par ceux d’autres femmes, voire le mettre en jeu dans le dialogue avec l’autre masculin. En effet, ce n’est qu’à travers ce second temps que se constituera à ses yeux, d’un côté, ce qui relève du féminin social, et de l’autre, ce qui appartient à la coloration propre à sa personnalité issue de ce qui tient ensemble les éléments qui forment son je.
Lire d’autres écritures, agrandir sa conscience et sa représentation du féminin
Deuxièmement, rejoignant la préoccupation qui vient d’être repérée, les écrivaines cherchent à saisir, par le miroir qu’offrent les écrits des autres femmes, de nouvelles dimensions de l’être-femme au présent, en vue d’amplifier et d’affiner leur conscience et d’améliorer leur communication avec autrui. H. Cixous reconnaît ce besoin d’autres voix :
"Nous ne pouvons pas apaiser notre faim avec des assiettes de soupe, nous ne pouvons pas nous réchauffer l’âme en mangeant. Nous avons besoin pour garder la vie de sentir que des femmes vivent tout près de nous" (L’heure de Clarice Lispector, 1989 ; et j’ajoute : des hommes aussi mais cela paraît plus évident). Leurs textes foisonnent de représentations qui ne viennent ni des hommes ni d’une organisation sociale dans laquelle le féminin est conduit à jouer un certain rôle. Elles arrivent de l’intérieur de l’être-au-monde de femmes qui sont, mieux que d’autres, capables de les communiquer. Ce sont elles qui invitent leurs lectrices et lecteurs à découvrir ce point de vue, à contribuer à le créer, à le mettre au monde par l’écriture ou par d’autres voies.
Dans notre type de société, il semble plus difficile à la femme qu’à l’homme de former des symbolisations de son genre. Pourtant, de nouvelles identifications trouvent parfois les formes qui leur permettent de prendre place dans la conscience. Par exemple, chez H. Cixous :
"Pas la séduction, pas l’absence, pas le gouffre paré de voiles", trois représentations négatives de la femme. Elle poursuit, mais : " la plénitude, celle qui ne se regarde pas, qui ne se réapproprie pas toutes ses images de reflet en visage, pas la mangeuse d’yeux. Celle qui regarde avec le regard qui reconnaît, qui étudie, respecte, ne prend pas, ne griffe pas, mais attentivement, avec un doux acharnement, contemple et lit, caresse, baigne, fait rayonner l’autre, ramène au jour la vie terrée, fuyarde, devenue trop prudente. L’illumine et lui chante ses noms" (La venue à l’écriture, 10-18, Paris, 1977 )
Se situer parmi les écrits des autres femmes, en prendre connaissance, c’est aussi chercher à renforcer le contact avec une part de sa propre spécificité. Très souvent, dans les écrits de femmes, la présence d’une autre femme est esquissée de manière explicite ou implicite - ce que Béatrice Didier (L’écriture-femme, PUF, Paris, 1981) lit comme une façon de maintenir le contact avec soi-même, de s’assurer doublement de ne pas se perdre. Nécessité née d’un contexte socioculturel dominé par le masculin ?
Fréquenter ces lieux d’écriture incite à mettre en pratique un rapport positif avec sa/ses semblables, être capable de recevoir d’elle des idées, des images, des critiques, de se laisser déloger de ses propres images, de découvrir des territoires encore inconnus, de sortir de sa propre normativité, d’entendre des expressions positives à l’égard de ses semblables, de sa mère par exemple : " Voici que s’accomplit au rivage de cette nuit le miracle de la naissance Que je te veux de reconnaissance pour cette extrême nudité où m’a forcée, si dur, si doux, si tendre et si acharné ton corps d’amour. Toi aussi, toi encore, ma mère, ma douce tourmentée, ma folle laborieuse qui m’expulse dans l’aurore..."( A.Leclerc, "La lettre d’amour" dans La venue à l’écriture, op.cit. ).
Pour celui ou celle qui veut enrichir sa représentation du féminin, ce sont là des voies à emprunter qui permettent de sortir des images réductrices, telles celle que rappelle volontiers l’adage populaire qui restreint toute la femme à sa matrice. Ou encore, dans un autre registre, celle de l’Eve pécheresse : tentatrice par laquelle - selon une partie de la Genèse - le mal trouve un accès à l’homme, alors qu’on oublie trop facilement de rappeler frayer un chemin de Salut avec Jésus-Christ.
Ne constituent-elles pas un antidote au langage du mépris tenu à l’égard du féminin ?
Etre convié-e à vivre dans une perspective égalitariste
Atteintes par de telles écritures, des femmes guérissent des blessures reçues, du regard dévalorisant que trop souvent la société a posé sur elles. Elles font un pas, puis un autre, hors des conduites où de séculaires habitudes les ont confinées. Elles redécouvrent leur plaisir d’être au monde - femmes - et, vis-à-vis des hommes, différentes d’eux, et par là toujours susceptibles d’entrer en communication avec eux. Suscitées à la parole par cette différence-même. Et espérant trouver de véritables partenaires qui, eux aussi, auront hâte d’échanger leur point de vue avec elles.
Alors, dans l’espace allégé, surviendra le temps où l’écho de leurs rires signera de nouveaux chemins de vie.
publié dans Vivre au présent, avril 1991,pour le web-Vigo, Lausanne,2004.
vendredi 16 novembre 2007
L’écriture et l’identité féminine
Libellés :
De l'écriture,
féminisme,
Hélène Cixous
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