mardi 18 décembre 2007

Le livre de Sergio González Rodríguez sur le féminicide de Ciudad Juárez (Mexique) une radiographie du mal et un réquisitoire contre l’impunité

Publié le 4 septembre 2007
par dandi

4 septembre 2007, par PIERREOLIVIER

VIENT DE PARAÎTRE
Des os dans le désert
de Sergio Gonzales Rodriguez (Auteur),
Vincent Raynaud (Préface), Isabelle Gugnon (Traduction)

Le matricule des anges, septembre 2007

LA VILLE MAUDITE


Le livre de Sergio González Rodríguez sur le féminicide de Ciudad Juárez (Mexique) est à la fois une radiographie du mal et un réquisitoire contre l’impunité.


L’affaire aura fait le tour du monde, mobilisé les forums et les ONG. Le juge anterroriste espagnol Baltasar Garzón parla de crimes contre l’humanité. L’auteur de ces pages, écrivain et journaliste mexicain, d’un des plus « stupéfiants » mystères criminels de tous les temps. Bienvenue dans enfer. Bienvenue dans « la quatrième dimension », dira l’ex-agent du FBI Robert K. Ressler, spécialiste des meurtres en série (il servit de conseil pour le film Le Silence des agneaux) convié sur place. De 1993 à 2007, près de 500 jeunes femmes ont été assassinées à Ciudad Juárez, 1,4 million d’habitants, ville-frontière du nord du Mexique, en face d’El Paso (Texas), sans compter des centaines de disparues. Le mode opératoire était souvent identique : enlèvement, séquestration, viol, strangulation, tortures, avant que les corps mutilés ne soient retrouvés dans des terrains vagues.

La plupart des victimes étaient pauvres, et travaillaient dans les maquiladoras, ces usines d’assemblage à capitaux étrangers qui emploient une main-d’œuvre bon marché. Située aux portes du désert, Ciudad Juárez est une ville « à la splendeur révolue ». Celle qui inventa le cocktail Margarita et où les vedettes de cinéma, les toreros et les coureurs automobiles venaient s’y amuser est devenue une enclave surpeuplée de l’économie mondialisée – avec ses migrants, ses fêtards, ses gangs, ses trafiquants de drogue. « Comme dans d’autres pôles frontaliers de la planète, exploiter le corps apparaît comme un besoin pressant », avance le journaliste.

C’est donc dans cette « arène de la violence » que s’inscrit la méticuleuse enquête de González Rodríguez. Alimentée de témoignages, de rapports, d’études, d’informations médico-légales, elle forme un puzzle éprouvant à reconstituer, mais où chaque pièce éclaire la face cachée du féminicide. Car pour l’auteur, la question du mal n’est pas métaphysique, mais politique, sociale, culturelle. Rituels sataniques, snuff movies, assassins soucieux de divertissement (spree murders), prédateurs imitateurs ? On ne saura pas. Mais des corps ont été découverts près de ranchs de grands propriétaires où des narcotrafiquants organisaient des orgies. Et peu à peu, dans cette épaisse confusion, un tissu de complicités apparaît entre le crime organisé et les différentes institutions, expliquant l’impunité dont bénéficieraient les auteurs. Car la corruption, à Ciudad Juárez, fait office de lien social. C’est une ville où la police élucide 2,58% des affaires criminelles, où le baron d’un cartel peut être le frère du procureur général, où les trafiquants de drogue, ici plus qu’ailleurs, sont des investisseurs comme les autres, et « reçoivent protection » en retour de leurs investissements. « Tous tirent des avantages de secrets partagés », résume l’auteur, du monde de l’entreprise jusqu’au sommet de l’État. La police locale retiendra ainsi longtemps sa version de l’affaire : les victimes menaient « une double vie », et les faits sont imputables à leurs « mœurs dissolues ».

Les services judiciaires, quant à eux, ont déclaré sans rire qu’il s’agissait davantage de « problèmes (…) d’éducation et d’un manque de respect vis-à-vis d’autrui », préférant le terme de violences domestiques. D’où des enquêtes bâclées, arrestations arbitraires, négligences à la chaîne, « propagande dénigrante », mensonges : il faut pour les autorités « trouver des coupables, ou alors en inventer ». Un chimiste égyptien, Sharif Sharif, sera ainsi condamné à trente ans de prison, sans qu’aucune preuve ne soit établie. Des os dans le désert, qui est aussi un livre sur l’exercice du pouvoir, excède le simple cadre du document d’investigation.

Sans pathos, avec une façon quasi-clinique, obsessionnelle et circulaire de présenter les faits, González Rodríguez plonge le lecteur dans un monde autre. C’est que le mystère de Ciudad Juárez où les femmes « trouvent la mort en attendant l’autobus » relève autant de la fantasmagorie que de l’étude des gouffres. L’écrivain chilien Roberto Bolaño, pour qui « la mémoire est sans limite. Le désespoir, la douleur sont l’unique limite humaine », s’en inspirera d’ailleurs dans 2666, roman posthume à paraître l’an prochain chez Christian Bourgois. Philippe Savary

Sergio González Rodríguez Des os dans le désert

Traduit de l’espagnol (Mexique) par Isabelle Gugnon, préface de Vincent Raynaud, Passage du Nord-Ouest, 378 pp., 23€

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