Un curieux silence de Simone de Beauvoir
par Marie-Jo Bonnet"...ça me fait quand même drôle d'être passionnément aimée de cette manière féminine et organique par deux personnes : Védrine (...) et Sorokine... “ "Lettre à Sartre, 1939.
La publication du Journal de Guerre de Simone de Beauvoir, de ses Lettres à Sartre et des Mémoires d'une jeune fille dérangée de Bianca Lamblin , ont permis de désocculter un curieux silence chez l'auteur du Deuxième sexe, dont on célèbre cette année le cinquantenaire : son rapport intime au lesbianisme.
On sait maintenant que Simone de Beauvoir a eu des relations charnelles avec des femmes, "des passions organiques", vécues généralement avec ses anciennes élèves. On sait aussi que sa vie amoureuse a été structurée autour du trio, et non du couple, un trio qui comprenait d'une part un "amour nécessaire" avec Sartre, et ce qu'elle appelait les "amours contingentes" avec des femmes. Or la question qui se pose après ces révélations posthumes est pourquoi la philosophe existentialiste a caché sa "bisexualité" alors qu'elle plaça la vérité au fondement de sa morale de l'authenticité.
Doit-on y voir une réaction à l'homophobie de la société française, qui l'a marquée dès son adolescence à travers la mort de son amie Zaza pour qui elle éprouvait des "émotions non codifiées" . Pendant la guerre, également, Simone de Beauvoir est victime de l'idéologie vichyssoise du "Travail- Famille - Patrie", puisqu'elle est suspendue de l'Education Nationale à la suite d'un plainte de la mère d'une de ses élèves pour "détournement de mineure", plainte qui déboucha pourtant sur un non-lieu. Si elle prend acte de l'homophobie dans Le Deuxième sexe en présentant les lesbiennes comme "celles qui choisissent les chemins condamnés", on s'aperçoit cependant qu'elle n'en fait pas l'analyse, se contentant de rectifier les fausses certitudes de la psychanalyse sur les lesbiennes "viriles" et "féminines, tout en encadrant sa réhabilitation de la "volupté lesbienne" de sérieuses restrictions puisqu'elle conclue quasiment le chapitre en disant : "Rien ne donne une pire impression d'étroitesse d'esprit et de mutilation que ces clans de femmes affranchies" .
On voit comme la philosophe Simone de Beauvoir n'était pas prête à se reconnaître dans la lesbienne. Tout en elle se cabre à cette idée, à commencer par sa conception de l'émancipation féminine qui est d'abord pour elle une aventure intellectuelle menée dans la confraternité masculine et consolidée par l'indépendance économique. Eros lesbien et royaume de l'Esprit sont tellement opposés chez elle, que même pendant les années M.L.F. où les lesbiennes ont enfin pris la parole publiquement, Simone de Beauvoir ne dira jamais un mot de soutien, préférant s'engager dans le combat pour l'avortement (qui ne la concernait pas personnellement, si l'on en croit ses mémoires), plutôt que dans la libération homosexuelle. Je l'ai rencontrée plusieurs fois à cette époque, dans le cadre d'un groupe d'historiens qui préparait des émissions de télévision devant avoir lieu sur "Sartre dans le siècle", et jamais nous n’avons pu en parler, bien que je l'aie questionnée sur Violette Leduc au moment où je commençais ma thèse sur l'amour entre femmes.
Ce silence sur l'homosexualité a une raison, et s'explique à mon avis bien plus par ses idées philosophiques que par une quelconque peur de la "chiennerie française" . Le matérialisme existentiel, qui fonde son analyse de l'oppression des femmes, barre tout ancrage de l'amour lesbien dans une dynamique émancipatrice. Car si la femme est l'Autre de l'homme, si la féminité est socialement construite - un mythe, démontre-t-elle dansLe Deuxième sexe -, si enfin l'amour est une aliénation librement consentie - voir son portrait sidérant de l'amoureuse -, comment une femme pourrait-elle construire son identité de sujet libre à travers un amour pour une autre femme ? C'est impossible, et l'on comprend pourquoi une telle vision de la femme "relative" ne peut déboucher sur une analyse de l'homophobie. Il faudrait que "l'essence" ne succède pas à l'existence , qu'elle lui soit au moins co-originaire pour que le désir homosexuel soit inclus comme une des dimensions de l'identité humaine.
La phrase introduisant le chapitre du Deuxième sexe sur la lesbienne est révélatrice de cette position identitaire intenable qu'eut Beauvoir de l'après-guerre jusqu'à sa mort en 1986. "... la femme est toujours frustrée en tant qu'individu actif, écrit-elle. Ce n'est pas l'organe de la possession qu'elle envie à l'homme, c'est sa proie". Voilà des mots extrêmement révélateurs de sa relation à la femme désirée et au monde masculin. La femme est une "proie" sexuelle, un objet de consommation, voir de dévoration, et d'ailleurs, les métaphores alimentaires jaillissent sous sa plume quand elle évoque la nuit passée avec une de ses jeunes amantes, comme en 1939 où elle écrit : "Nuit pathétique - passionnée, écoeurante comme du foie gras..." .
On imagine dans quelles contradictions Simone de Beauvoir dut se débattre. Une avidité existentielle sans borne qui inclue la volupté féminine, une passion absolue pour Sartre qui lui impose amantes qu'elle "partage" avec lui. Enfin, un dégoût de la féminité conçue comme pur produit de la domination ne l'ont guère aidée à lever le silence sur sa praxis lesbienne. Mais c'est peut-être encore plus son système philosophique qui fit obstacle, tant il est vrai que l'Esprit est la vraie demeure de nos "émotions non codifiées".
Marie-Jo Bonnet
(paru dans Ex Aequo n°27, avril 1999)
1 commentaire:
"On voit comme la philosophe Simone de Beauvoir n'était pas prête à se reconnaître dans la lesbienne."
ben peut être qu'elle ne l'était pas, et peut être aussi que "la" lesbienne est réducteur, chaque personne a sa manière d'être, et peut être que c'était une des manières de vivre sa sexualité, peut être qu'elle avait besoin d'aimer physiquement les gens avec lesquelles elle s'entendait bien et qui l'attiraient, hommes ou femmes. Que c'était ça d'abord, et pas leur genre qui lui en donnaient envie. C'est ce que je suppose ;o)
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