samedi 16 février 2008

De la domination aux « fémicides » Claude Guillon




De la domination aux « fémicides »
source : http://claudeguillon.internetdown.org/article.php3?id_article=208

Les hommes hétérosexuels sont habitués à ce que les femmes leur rendent des services, domestiques et sexuels. Bien qu’elles soient souvent ravalées au rang d’animaux domestiques, les femmes atteignent rarement la valeur de ceux-ci. Une vache ou une chèvre donne du lait et, éventuellement, de la viande. À ma connaissance, l’ethnologie n’a pas documenté de système cannibale visant spécifiquement les femmes. En un sens, c’est regrettable : nombre d’entre elles auraient au moins été correctement nourries avant d’être tuées.

Les femmmes peuvent, nous l’avons dit, servir d’esclaves. Elles sont souvent razziées comme telles. En Sierra Leone, par exemple, on estime qu’au moins 5 400 jeunes de moins de 18 ans ont été enlevé(e)s par la rébellion et divers milices. Les garçons étaient enrôlés, les filles violées. Bien entendu, rien ne garantissait un garçon contre le viol qui concernait systématiquement ses sœurs. Le partage des filles s’opérait selon la règle hiérarchique ; celles qui refusaient de suivre celui qui les avait choisies étaient dites, paradoxalement, « pour le gouvernement », c’est-à-dire qu’elles étaient tenues de répondre aux demandes sexuelles de tous. Lorsque les rebelles rendent leurs armes (dans le cadre d’un programme de pacification), ils sont supposés rendre aussi leurs « épouses ». La plupart d’entre elles ne souhaitent pas rentrer dans leur famille avec la honte d’une grossesse ; certaines - les épouses de chefs (et il y a pléthore !) - ne sont pas assurées de trouver dans la vie « normale » les maigres avantages acquis par leur position [128]. Non seulement la misère complique l’existence, mais elle produit des paradoxes.

C’est parfois la loi qui entretient délibérément les paradoxes, au détriment des femmes. Ainsi, au Pakistan, la victime d’un viol qui déciderait de porter plainte contre son ou ses agresseurs se trouve confrontée à la nécessité légale de produire quatre témoins. Faute de quoi, l’on considère qu’elle vient simplement d’avouer une « relation sexuelle illicite », ce qui entraîne derechef son incarcération, laquelle peut lui sauver la vie. Elle risque en effet d’être assassinée par ses proches, pour « laver leur honneur » et par ses agresseurs, pour la même raison [129].

En plaçant l’honneur du mâle, du groupe familial ou du clan dans le vagin des femmes, lieu précisément jugé impur par nature, les sytèmes machistes s’enferment dans une contradiction qu’ils font payer aux intéressées. L’enfermement, l’excision du clitoris, le « repassage des seins » des adolescentes avec des pierres chauffées [130], tous les moyens sont utilisés pour contenir la sexualité féminine dans des limites tolérables par la paranoïa machiste. Certaines coutumes paraissent, en comparaison, d’une aimable rationalité. C’est ainsi que les hommes polygames de la secte pinchapuri, en Inde (une communauté de 5 000 personnes) achètent et revendent leurs épouses (jusqu’à 980 euros, une jeune et jolie femme en 2005). Ce système, dans lequel les femmes sont supposées donner leur accord à la vente, est censé prévenir l’adultère [131]. Lorsqu’une femme a perdu toute valeur marchande ou que des motifs impérieux commandent de s’en débarrasser, il reste possible (au Ghana) de l’accuser de sorcellerie. La femme ainsi désignée n’a que le choix de fuir au plus vite. Si elle prétend faire front, elle risque la mort et ne peut espérer ni « enquête » ni « procès » d’aucune sorte. Plus de quatre cent cinquante d’entre elles se sont réfugiées dans le village de Kukoe, dans le nord du Ghana [132].

Le concept de « fémicide » (parfois décliné en « féminicide ») désigne le meurtre d’une ou de plusieurs femmes du fait de leur genre ; il renvoie également à un système de domination et de contrôle des femmes [133]. Nous intéresse ici de savoir selon quelles modalités les femmes sont si fréquemment, non pas même utilisées comme des objets (usage rationnel), mais plus mal entretenues et plus mal traitées qu’un outil, voire simplement éliminées.

Un artisan, un paysan, ou un simple bricoleur apporte le plus grand soin au nettoyage, à l’entretien et au remisage de ses outils. Il leur est attaché (que l’on songe au rapport que les hommes entretiennent parfois avec leur automobile). Les femmes, pourtant nécessaires à la reproduction du groupe (sauf pour une minorité économique et culturelle dans les pays développés), sont souvent victimes de défaut de soins ou de procédés qui nuisent gravement à leur santé (y compris sexuelle et reproductive), pour ne rien dire d’une dignité dont personne ne se soucie.

Dans les pays pauvres, l’accouchement tue des millions de femmes (600 000 par an en moyenne). La pratique des viols ajoutée à la coutume des mariages précoces, combinées à l’interdiction de la contraception, amènent de très jeunes filles à des grossesses précoces (autour de 13 ans). Au Niger, par exemple, 36 % des filles entre 15 et 19 ans sont enceintes ou ont déjà accouché. Souffrant souvent de malnutrition et astreinte à des travaux pénibles (portage de l’eau, du bois, etc.), ces jeunes filles ne peuvent accoucher dans de bonnes conditions. L’accouchement à domicile, luxe alternatif des pays développés (à un quart d’heure en voiture d’un centre de transfusion), ravage la santé de millions de jeunes femmes vivant dans les campagnes des pays pauvres, notamment en Afrique subsaharienne. Un accouchement difficile et prolongé (la césarienne est impossible) provoque la compression par la tête du fœtus des tissus qui séparent les voies génitales et urinaires, voire le rectum. Ceux-ci se nécrosent et une fistule met en relation les voies excrétrices avec le vagin, par où s’écoulent urine et matières fécales. Les patientes souffrent d’une incontinence permanente, qui s’aggrave avec le temps et peut se compliquer, pour les mêmes raisons, d’une paralysie totale ou partielle des membres inférieurs (compression du nerf sciatique). Elles accouchent de fœtus morts. Jusqu’en 2000, l’aide internationale s’est essentiellement exercée via des initiatives individuelles, forcément limitées. Les gouvernements des pays concernés n’ont ni la volonté ni les moyens de traiter ces questions. La fistule obstétricale peut être opérée avec un pronostic favorable de 90 %, mais au Mozambique, par exemple, il n’y avait en 2005 que 3 chirurgiens formés à cette intervention, pas même un pour cinq millions d’habitants ; au Nigeria, deux fois plus peuplé que la France, il y en avait un pour quatre millions et demi d’habitants. Les femmes qui souffrent de fistules sont fréquemment rejetées, d’abord par leur mari (elles sont devenues impropres au commerce sexuel) et socialement, pour des raisons olfactives faciles à se représenter. Au Fistula Hospital d’Addis-Abeba (Ethiopie), créé par la bienfaisance privée, on opère chaque année en moyenne 1 300 patientes atteintes de fistules, ce qui correspond environ au tiers des besoins locaux [134].

L’impossibilité de simplement prendre en compte l’expérience commune, y compris dans le cadre d’une gestion machiste et esclavagiste du corps des femmes, montre la particularité du rapport de domination des hommes sur les femmes. Il ne s’agit pas d’une stratégie délibérée d’utilisation, mais d’une domination haineuse, mêlée de craintes superstitieuses, incapable de rationalité.

On en trouve (on voudrait pouvoir écrire ce verbe au passé) un exemple, passionnant pour l’ethnologie du machisme, dans la coutume du « nettoyeur » en vigueur dans les zones rurales de certains pays africains : Kenya, Ouganda, Tanzanie, Angola, Ghana, Sénégal, Côte-d’Ivoire et Nigeria. Le nettoyeur est un homme payé pour chasser les mauvais esprit du corps des femmes lorsqu’elles sont veuves ou célibataires et qu’elles viennent de perdre un enfant ou un parent - ou simplement célibataires, donc censées n’avoir aucune activité érotique. Pour purifier les femmes, le nettoyeur doit leur instiller son sperme par le coït. Assez mal considéré, souvent alcoolique et choisi parmi les benêts, le nettoyeur n’est pas un rival pour les autres mâles ; son geste marque la remise sur le marché collectif du sexe des femmes dont le statut vient de changer (deuil) ou qui sont en marge du marché (célibataires). Ce processus nécessite le contact du sperme avec le sexe de la femme. Il exclut donc l’usage des préservatifs (ce qui ne serait qu’un moindre mal) et expose les femmes à la contamination par le virus du sida. Un seul nettoyeur (ils étaient des milliers au Kenya, en 2003) peut contaminer des centaines de femmes. C’est d’ailleurs par le biais de campagnes de prévention du sida que cette pratique est enfin remise en question au début des années 2000, et que des femmes peuvent manifester leur réticences contre une coutume qui institue le viol systématique [135]. Il aura donc fallu des milliers de victimes pour lézarder un système qui entend rappeler à chaque femme, et à n’importe quel prix, qu’elle est un objet sexuel à la disposition de la communauté des hommes. Le bon sens du propriétaire n’y a pas suffi.

Mentionnons le cas particulier des lesbiennes que, dans certains pays où le viol est monnaie courante (Afrique du Sud, par exemple), des hommes soumettent à des viols, parfois répétés, sous le prétexte de les remettre dans le droit chemin hétérosexuel [136] (prétexte supplémentaire ; les violeurs n’épargnent personne). En Inde, des lesbiennes ont témoigné avoir été soumises à des « thérapies de l’aversion » (méthode de torture comportementale qui associe ce que vous aimez ou désirez à une sensation désagréable : envie de vomir, décharge électtique [137], etc.).

L’irrationalité de la violence machiste éclate dans ce que l’on appelle, aussi improprement que les crimes « passionnels », des « crimes d’honneur ». Cette expression recouvre des assassinats mais aussi des attaques à l’acide qui visent à défigurer leurs victimes. Au Bangladesh, l’un des pays les plus touchés avec le Pakistan et l’Afghanistan - en Jordanie, en Palestine, en Syrie et en Turquie, on poignarde plus volontiers -, on dénombrait une moyenne de 330 vitriolages par an pendant les trois premières années du XXIe siècle [138]. Le vitriolage « punit » le plus souvent le refus d’une demande en mariage ou la rébellion contre l’introduction d’une seconde femme dans le ménage, pour ne rien dire d’une menace de séparation. Dans le premier et le dernier cas, il s’agit non plus de remettre une femme sur le marché sexuel mais au contraire de lui interdire de le faire à son (relatif) profit. C’est l’un des principaux ressorts du fémicide : je ne peux pas (plus) t’utiliser, je fais en sorte que personne d’autre ne le puisse.

Plus « artisanaux » que les vitriolages, les « accidents de fourneaux », expression consacrée pour désigner les brûlures volontaires infligées à des femmes par leur époux et présentés comme des accidents domestiques (au-delà de 30 % de surface de peau atteinte, dans une maison où il y a de l’eau et en présence de parents, l’origine criminelle est presque certaine). En Inde, les estimations officiels étaient, pour l’année 2001, de 7 000 femmes victimes d’agressions domestiques graves. Selon l’Association féministe d’assistance aux femmes (AGSH) du Penjab (Pakistan), 97 % des femmes, souvent amenées à l’hôpital en dernière instance, décèdent des suites de leurs brûlures. Quant aux survivantes : « Je peux vous dire ce qui se passe quand la femme revient [...], déclare un interne de l’hôpital Mayo (Lahore, Penjab) : le mari va l’examiner, si elle est défigurée, il va divorcer. Si sexuellement elle est encore intéressante, il avisera [139]. » Au Pakistan, un soupçon d’adultère peut « justifier » un fémicide, sans qu’aucune preuve soit apportée ou recherchée, sans parler d’une possibilité de défense pour la victime. Le soupçon seul, lançé par un voisin malveillant ou un violeur, est déjà une atteinte à l’honneur du mari et de la famille. En Turquie, dans le Sud-Est anatollien à majorité kurde, la décision de fémicide est prise par le conseil de famille [140]. En Jordanie, une étude médico-légale sur les cadavres des victimes de meurtres machistes et familiaux a montré que la quasi totalité des jeunes filles assassinées en représaille d’une supposée inconduite sexuelle sont mortes vierges [141], détail certes dérisoire par rapport à l’ignominie du meurtre mais qui montre que l’idéologie qui commande le meurtre ne s’embarrasse pas d’une rationalité de type juridique (une faute, une coupable). On peut retourner la formule du Deuxième Sexe : une fille naît fautive. Seule ses chances de se faire pardonner cette faute initiale et essentielle peuvent faire l’objet de conjectures.

Les cas de rébellions existent, ils sont sanctionnées dans les cultures les plus confinées par la mort, ailleurs par l’enfermement : Lima Nabeel, avocate jordanienne cite le cas d’une jeune fille mariée à 12 ans à un homme qui la violait toutes les nuits. Au bout d’un an, elle est parvenu à l’empoisonner - beau geste qui nous rappelle oportunément que le meurtre ne peut faire l’objet d’une condamnation morale abstraite.

« Et savez-vous ce que les juges lui ont infligé ? Quinze ans de prison ! Alors qu’un garçon qui tue sa sœur écope au maximum d’un an [142] ! »

Même alors qu’ils ne sont pas prescrits par la religion les fémicides et leurs auteurs bénéficient de la mansuétude des fanatiques. Lorsqu’en 2003, l’assemblée populaire du Penjab a adopté une loi sur la prévention des violences domestiques, la coalition des partis islamiques s’y est opposée, au motif qu’elle constituait une « atteinte à l’autorité paternelle [143] ».

Le phénomène prend des formes différentes, mais non moins violentes, dans des régions de culture catholique comme l’Amérique latine. On sait les plus de 400 jeunes ouvrières assassinées depuis 1993 dans la ville de Ciudad Juarez, à la frontière entre le Mexique et les États-Unis. Au Guatemala, sur cinq ans (1999-2004) on a dénombré 1 400 fémicides qui ressemblent plus à l’œuvre d’escadrons de la mort qu’à des crimes domestiques (81 % de ces meurtres restent inexpliqués [144]).

Nous allons tenter de montrer dans la partie suivante comment les meurtres en série, les fémicides concernant des milliers d’individues, s’inscrivent dans une tentation générale de l’élimination du genre féminin.

Guillon Claude, Je chante le corps critique, chap. III, « Le corps des femmes : gestion - élimination », 2008, (http://claudeguillon.internetdown.org).

suite ici : http://archipelrouge.blogspot.com/2008/02/des-fmicides-la-tentation-gyncidaire.html
notes :
[128] Cf. « ”Épouses” de guerre en Sierra Leone », Libération, 24 octobre 2001.

[129] Cf. « Double peine pour les violées du Pakistan », Célia Mercier, Libération, 29 septembre 2006.

[130] Cf. « Le corps meurti des Camerounaises », Fanny Pigeaud, Libération, 6 juin 2006.

[131] Cf. « Votre femme a fait son temps ? Vendez-la ! », Expressindia.com, cité in Courrier international, 10 au 16 février 2005.

[132] Cf. « Les sorcières de Kukoe », Philippe Broussard, Le Monde, 9-10 septembre 2001. Au Ghana, on ne sous-estime pas les pouvoirs de l’esprit : en 1997, une dizaine d’hommes ont été lynchés dans les rue d’Accra, la capitale, convaincus d’avoir escamoté par magie les pénis des chalands.

[133] Cf. Russell Diana et Radford Jill, Femicide : The Politics of Woman Killing (Fémicide : la politique du massacre des femmes), Twayne Publishers, New York, 1992. Les auteures introduisent le terme « gender-based killing », massacre motivé par le genre. Antérieurement, des universitaires féministes avaient étudié le phénomène des tueurs en série (toujours des hommes s’attaquant à des femmes ; la configuration inverse est inconnue) : Cameron Deborah et Frazer Elisabeth, The Lust to kill : A feminist Investigation of sexual Murder (La Soif de tuer : une enquête féministe sur les meurtres sexuels), Polity Press, Oxford, 1988.

[134] Sources : « Jeunes vies brisées après maternité », Libération, 8 mars 2004 ; « À l’hôpital des femmes déchirées », Libération, 3 juin 2004 ; « Le mal secret des femmes africaines », The New York Times, cité in Courrier international, 1er au 7 décembre 2005.

[135] Cf. « Quand les Kényanes disent non au sexe avec le nettoyeur », Emily Wax, Cape Argus (Le Cap ; Afrique du Sud)), cité in Courrier international, 20 au 26 novembre 2003.

[136] « Afrique du Sud. La Chasse aux lesbiennes est ouverte », Mail & Guardian (Johannesburg), cité in Courrier international, 9 au 15 mars 2006.

[137] Cf. Mettre fin à la violence contre les femmes : Un combat pour aujourd’hui, Amnesty International, 2004, p. 34.

[138] Cf. « Femmes vitriolées sans espoir de justice au Bangladesh », Libération, 18 septembre 2002.

[139] « Crimes de feu », Alice Draper, Libération, 14 janvier 2004.

[140] « Turquie : meurtre en famille », Nicole Pope, Le Monde, 4 septembre 2003.

[141] « Tuer sa sœur ou son épouse en toute impunité », Moussa Barhouma, Al Hayat (Londres), cité in Courrier international, 26 août au 1er septembre 1999.

[142] « Tuées pour l’honneur », Florence Beaugé, Le Monde, 5 avril 2001. Avec vingt-cinq cas annuels (certes officiellement avoués), la Jordanie n’occupe pas la première place en matière de « crimes d’honneur ».

[143] « Crimes de feu », op. cit.

[144] « Qui assassine les femmes au Guatémala ? », Robert Belleret, Le Monde, 18 décembre 2004. Voir également Feminicidio en America Latina, Inter-American Commission on Human Rights, mars 2006, www.wola.org, et la banque de données www.isis.cl.

Aucun commentaire: