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Industrie pharmaceutique et logique de profit :
non-assistance à populations en danger
source: www.indesens.org/février 2004
par Matthieu Plantet Lanez
Directeur de publication
L’industrie pharmaceutique est à l’heure actuelle l’industrie la plus rentable du monde, avec un taux de profit de l’ordre de 20% [1]. Selon les grands pontes de la pharmacie ces profits sans cesse croissants sont la condition de survie des entreprises, voire de l’humanité. En effet, les coûts de la recherche sont particulièrement élevés dans ce secteur. Pour compenser ces investissements, les entreprises s’arrogent des monopoles sur les médicaments. Les brevets déposés permettent des profits considérables affirmés comme nécessaires pour la recherche et l’innovation, pour le Progrès médical. Cependant, les orientations actuelles de la recherche ont largement de quoi nous faire douter sur le bénéfice que peut tirer l’humanité des profits générés par le médicament. Les firmes pharmaceutiques se concentrent en effet sur certaines maladies typiques des sociétés occidentales, mettant de côté les maladies propres au Tiers-Monde, ainsi que leur responsabilité morale.
Tout comme n’importe quelle industrie, celle du médicament est à la recherche d’une clientèle ayant les moyens de consommer. Or, la très grande majorité des dépenses de santé se font dans les pays du Nord donc la majorité des dépenses de recherche se font pour ces derniers : les 4/5èmes des dépenses de santé dans le monde ne profitent alors qu’à 15% de la population [2]. Les conséquences en terme de traitement des maladies sont dramatiques : selon Médecins sans Frontières, sur les 1233 médicaments produits entre 1975 et 1997, seulement 13 concernent des maladies tropicales. Et sur ces 13 médicaments, seulement 4 proviennent de la recherche privée [3] !
Maladies ou populations négligées ?
Ce désengagement de l’industrie pharmaceutique envers les malades les plus pauvres s’est réalisé pratiquement parallèlement à la décolonisation tout comme la recherche sur les maladies tropicales s’était développée avec la colonisation. C’est durant l’entre-deux-guerres que se sont établies les bases de la pharmacopée tropicale. Cette recherche répondait au double souci de la santé des expatriés mais aussi des populations locales, afin de préserver une main-d’œuvre utile et « d’honorer la mission civilisatrice » de la métropole. Une partie des laboratoires pharmaceutiques ont même fondé leur notoriété sur cette origine de spécialiste des maladies tropicales [4]. Mais l’industrie pharmaceutique s’est depuis considérablement transformée. Entreprises familiales dirigées par des médecins et des pharmaciens à l’origine, elles sont de plus en plus dirigées par des financiers qui ne connaissent pour logique que celle des actionnaires. Du coup, le tiers des médicaments essentiels employés aujourd’hui contre les maladies tropicales sont issus de cette période où l’Occident avait encore un intérêt direct dans la survie des populations du Sud.
Le cas des traitements contre la maladie du sommeil [5] est parfaitement révélateur de cette dangereuse logique de rentabilité. Le traitement existant, issu de la recherche coloniale des années 30, est devenu inefficace pour un tiers des patients, la maladie étant de plus en plus résistante [6]. En 1985, la firme Merrel-Dow, qui travaillait sur les propriétés anticancéreuses de l’eflornithine, a découvert par hasard les effets spectaculaires de cette molécule sur le parasite de la maladie du sommeil. Mais lors de sa fusion avec le laboratoire Hoescht, en 1993, il a été décidé d’arrêter la production de l’eflornithine, pas assez rentable puisque vendue à prix coûtant à l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) et ayant des propriétés anticancéreuses nulles. Sans perspective de marché au Nord, la firme ne voyait pas l’intérêt de produire cette molécule salvatrice pour les 60 millions de personnes exposées à cette maladie mortelle. Les stocks s’amenuisaient dangereusement quand Bristol-Myers-Squibb reprit la production de l’eflornithine en 2001. Ce n’est évidemment pas la prise en compte des malades africains qui a guidé cette décision : l’eflornithine était utilisée par la firme pour la fabrication de sa crème Vaniqa®, agissant contre les poils disgracieux. Sous la pression de l’OMS et de Médecins sans Frontières, la firme accepta de reprendre la production du traitement à base d’eflornithine en quantité suffisante pour couvrir les besoins mondiaux.... mais à condition que l’OMS et MSF garantissent l’achat de la totalité de la production ! Il n’en reste pas moins que, sans l’existence des problèmes pileux des Occidentaux, nombre d’Africains n’auraient actuellement que peu d’espoir de guérison.
L’exemple de la maladie du sommeil est fréquemment cité pour illustrer le concept de maladie négligée car il est parfaitement révélateur du cynisme du secteur pharmaceutique [7]. Mais il existe bien évidemment d’autres maladies oubliées, et pas des moindres. Le paludisme tout d’abord touche 500 000 personnes par an dans le monde dont 90% d’Africains. Alors que depuis les années 70 le nombre de cas a doublé dans le monde, seuls quelques nouveaux médicaments sont apparus durant la même période. En 1993, le budget mondial global pour la recherche contre le paludisme atteignait 84 millions de dollars, soit presque 30 fois moins que pour le cancer. Autre fléau en extension, la tuberculose provoque 2 millions de décès par an, dont 98% recensés dans les pays pauvres. Tout comme le paludisme, la recherche s’en désintéresse et le traitement actuellement utilisé a été conçu il y a 40 ans. Des représentants de l’industrie pharmaceutique avancent une froide justification, dans une étude de l’OMS : « le marché est énorme en terme de patients, mais petit en terme de patients qui ont les moyens de payer. Si la tuberculose était un problème dans les pays occidentaux, alors on investirait » [8].
Médicaments inutiles et confort de vie occidental
Fréquemment portées au pilori pour ces « négligences », les firmes pharmaceutiques avancent l’idée de la nécessité de se concentrer sur des produits rentables, de faire du profit pour sauvegarder l’innovation et donc le Progrès de la recherche. En tenant compte des dépenses sur les thérapies infructueuses, le coût pour introduire un nouveau médicament sur le marché serait de 500 millions de dollars et pourrait atteindre 1 à 1,5 milliard [9]. Pourtant, on observe une certaine panne de l’innovation dans le secteur. En effet, de 33 médicaments innovants commercialisés dans le monde en 1980, on passe à 15 en 1990 [10]. Cette progression n’est pas étonnante vu l’importance financière accordée au marketing : dans les grands groupes, les sommes qui lui sont allouées représentent généralement le double de celles destinées au secteur de la recherche et du développement [11]. Et une grande partie des budgets est vouée à la recherche de blockbusters, médicaments vedettes générant au moins un milliard de dollars de chiffre d’affaire la première année de leur commercialisation, garantissant ainsi la confiance des actionnaires. Pour que ce médicament soit vedette, il est nécessaire qu’il soigne une "maladie" très répandue dans les pays riches. C’est pourquoi la recherche se concentre surtout sur les maladies chroniques : hypertension, anti-allergie, cancer, antiulcéreux, médications de conforts (pilules amaigrissantes, lotion de repousse des cheveux, stimulants sexuels...). Pfizer a ainsi consacré des millions pour le développement du Viagra®, qu’elle considère être un « médicament pour l’histoire » [12] ! D’ailleurs, Igor Landau, d’Aventis Pharma, avouait sans honte lors d’une interview au journal Mieux vivre votre argent : « Notre stratégie n’est pas basée sur des classes thérapeutiques en particulier, mais sur des produits pharmaceutiques stratégiques à forte marge qui disposent d’un fort potentiel de croissance » [13]. La panne d’innovation, liée à la recherche obsessionnelle des blockbusters, entraîne de même les firmes à présenter certains médicaments comme des innovations thérapeutiques alors que ne sont que des gadgets marketing, validés par une autorisation de mise sur le marché. Couramment appelée des « me toos » - sous entendu « moi aussi je veux ma part de marché » - ont une structure chimique connue et n’entraînent aucune amélioration thérapeutique [14]. Entre 1975 et 2000, les me-toos ont représenté 56 % des nouveaux médicaments [15].
La propriété intellectuelle privatisée
Les profits engrangés par les laboratoires pharmaceutiques reposent donc principalement sur quelques médicaments, blockbusters et me toos à forte rentabilité, dont ils détiennent le monopole de la commercialisation. Ce monopole repose sur le système de la propriété intellectuelle, qui accorde à tout inventeur d’un produit un brevet d’exploitation lui accordant l’exclusivité des profits pour quelques années (généralement 20 ans). Mis en place dans les pays industrialisés, le brevet est valable seulement dans l’Etat où l’invention est déposée ; inversement il n’est pas applicable dans les pays où il n’y a la propriété intellectuelle n’est pas reconnue par la loi. Face à la mondialisation des réseaux commerciaux, les industries cherchèrent à généraliser ce système : en 1967, sous l’égide de l’ONU, est créée l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI), financée en partie par des groupes industriels. Cette organisation, ne prévoyant pas de sanction pour les Etats qui contreviendraient au respect de la "propriété intellectuelle", n’est alors pas suffisante aux yeux des industriels qui s’adressèrent alors à l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) pour défendre leurs profits.
Aux dires des firmes pharmaceutiques, le brevet se justifie par le besoin de récupérer l’argent dépensé dans la Recherche et le Développement. Pourtant, une fois soustraites les subventions publiques, on s’aperçoit que les industriels dépensent beaucoup moins qu’ils l’affirment, et que c’est davantage le marketing qui plombe leur budget. Le brevet permet alors surtout à toute firme, par le monopole accordé, d’imposer un prix bien supérieur au coût de production, assurant ainsi des bénéfices juteux sur un produit qui, nécessaire, ne peut être boycotté. Pourtant, le système est menacé : d’une part, les génériques - copies équivalentes de médicaments - se multiplient, devant la crise des innovations pharmaceutiques : aux Etats-Unis, la part des génériques dans le commerce intérieur des médicaments est passée en vingt ans de 20% à 50% [16]. D’après l’OMS, sur les 270 médicaments déclarés indispensables par l’organisation [17], 265 sont d’ores et déjà généricables. D’autre part, l’industrialisation toujours plus poussée de certains pays "sous-développés" permet de créer des laboratoires particulièrement concurrentiels.
La réponse des industries pharmaceutiques, suite à la création de l’OMC en 1994, fut d’instituer l’Accord sur les Droits de la Propriété Intellectuelle relatifs au Commerce (ADPIC) qui prévoit de sanctionner tout Etat adhérant à l’OMC ne respectant pas le monopole de 20 ans induits par le dépôt du brevet [18]. L’accord fut mis en place le 1er janvier 1996 pour les pays les plus riches, mais ne sera effectif qu’en 2005 pour les pays n’ayant pas de législation antérieure sur les brevets, et en 2016 pour les pays les moins avancés. Il s’agit ici de défendre les produits brevetés contre les génériques, pour le bonheur des actionnaires des firmes pharmaceutiques et de leurs gouvernements. En effet, les liens entre la grosse pharmacie et les Etats ne sont plus à démontrer : par exemple, les industries pharmaceutiques donnèrent en 1999-2000 pour la campagne présidentielle états-unienne 10 millions de dollars. En échange, le gouvernement Bush - composé de l’ancien président du laboratoire Searle, M. Rumsfeld (secrétaire à la défense) et d’un ancien "senior vice-président" de la firme Eli Lilly, M. Daniels (secrétaire du budget) [19] - refuse de baisser le prix des médicaments à l’intérieur du pays [20].
Les plus pauvres laissés pour compte
Dans le contexte des privatisations des services publics encouragées par le FMI depuis les Plans d’Ajustement Structurels jusqu’à l’AGCS actuellement débattu [21], l’ADPIC défend donc les droits des plus riches, aux dépens de l’état de santé des populations pauvres. La situation sanitaire mondiale est pourtant préoccupante, depuis la recrudescence des maladies infectieuses. Mis en relief à partir de 1981, le sida [22] a bouleversé notre foi dans le Progrès inébranlable de la médecine. Aucun remède n’existe pour cette maladie, et l’on recherche encore un vaccin. On peut toutefois limiter la pandémie : l’AZT, utilisé dès 1987, permet, administré à des femmes enceintes, de réduire jusqu’au tiers le risque de transmission du virus au nouveau-né. A partir de 1995, les trithérapies permirent, par la prolongation de l’inactivité du virus chez les séropositifs, et par le ralentissement des maladies opportunes chez les sidéens, une baisse de 85% de la mortalité due au sida. Contre ce fléau mondial, la recherche est alors financée par les institutions publiques, qui y consacrent un budget toujours croissant. Les recherches sur la stavudine - un antirétroviral mis au point par l’université de Yale en 1988 et concédée pour l’exploitation à la firme états-unienne Bristol-Myers-Squibb en 1994 -, ont ainsi été subventionnées à 80% par le National Institute of Healt, organe public fédéral [23]. Le médicament permit pourtant au géant pharmaceutique de toucher plus de 2,3 millards de dollars à la fin du XXe siècle. Dans le Tiers Monde, malgré de "généreuses" baisses de prix, ce médicament, comme tant d’autres, est inaccessible à l’ensemble de la population. Considérant le coût d’ensemble d’une trithérapie, il faudrait que l’Afrique du Sud dépense cinq fois son budget national dans ces médicaments pour prendre en charge l’ensemble des séropositifs du pays [24]. En somme, 5% des malades peuvent avoir accès aux trithérapies (cf. ci-dessous).
L’industrie pharmaceutique, face à cela, n’a pas honte de défendre toujours et encore ses bénéfices. Accusant le manque d’infrastructures, les groupes industriels soutenus par l’OMC maintiennent leurs prix forts, et surtout leur monopole. Face à la situation catastrophique de leurs pays, et contre les brevets, des Etats, ainsi que des associations, se battent pour la production, ou l’importation, de ces médicaments produits de manière générique. Ceci est d’ailleurs prévu par l’ADPIC reconnaissant qu’il est possible à un Etat d’acquérir une licence pour la protection de la santé publique, lorsqu’il n’y a pas de médicaments en quantité suffisante, si la qualité ne convient pas, ou si le prix est excessif (art. 31). Cette licence doit être négociée avec le détenteur du brevet, sauf si il y a urgence nationale, utilisation publique et non commerciale (on parle alors de licence obligatoire). C’est ainsi sous la menace de recourir aux génériques via une licence obligatoire que le gouvernement états-unien a réussi à faire baisser de moitié le prix de l’antibiotique breveté utilisé contre le bacille du charbon (lors de la psychose de l’Anthrax).
Plus conséquent, le Brésil, qui a les capacités industrielles de produire des médicaments, s’est réservé le droit de recourir aux « licences obligatoires » dès que le ministère de la santé juge abusif le prix d’un médicament sur le marché intérieur. Ainsi, dans le cadre de sa politique de distribution gratuite des soins pour les malades du sida, huit antirétroviraux sont fabriqués sous licence obligatoire. Mais, à terme, le Brésil ne souhaite pas reproduire tous les médicaments vendus à prix abusif. Son but est plutôt d’utiliser la copie comme moyen de pression pour que les firmes baissent leurs prix. Cette politique a rapidement porté ses fruits, celles-ci préférant perdre de leur marge plutôt qu’un marché entier. Les réductions sont parfois si importantes que le prix réactualisé peut être inférieur au prix du générique produit sur place ! Ainsi, Merck a baissé de 59% le prix de son antirétroviral Efavirenz® et de 65% celui de l’Indivanir® [25]. En terme de santé, la politique brésilienne s’est avérée de plus très efficace. Entre 1997 et 2000, le nombre de décès liés au sida a baissé de 50%, voire de 70% dans des métropoles comme Sao Paulo. Les hospitalisations à la suite de maladies opportunes ont quant à elle chutées de 80%. Le gouvernement estime ainsi avoir économisé 677 millions de dollars de frais d’hospitalisation [26].
C’est dans le même but que l’Afrique du Sud, en octobre 1997, se dota d’une législation préconisant de faciliter le recours systématique aux génériques. Mais les défenseurs des brevets ne purent le supporter, et le gouvernement de Nelson Mandela se retrouva le 18 février 1998 avec une plainte portée par 39 firmes pharmaceutiques. C’est que ces défenseurs de la propriété jugent le brevet - et donc leurs profits - menacé par ce pays qui ne représente que 1,3% du marché mondial du médicament : « si nous cédons en Afrique du Sud, cela peut s’étendre au niveau mondial », affirme le porte-parole de Bayer [27]. Le procès s’ouvrit le 5 mars 2001 - entre temps, la loi était suspendue, et 400 000 personnes étaient mortes du sida [28]. Le contexte avait alors changé : le sida était devenu une préoccupation mondiale, et les médias s’emparèrent de cette plainte contre le prix Nobel de la paix, vainqueur de l’Apartheid. L’image de marque des firmes pharmaceutiques était alors en jeu, surtout qu’une firme indienne, Cipla, proposait des versions génériques des trithérapies à 374 dollars par patient et par an à l’association MSF, au lieu de plus de 10 000 dollars proposé par le complexe pharmaceutique (la stavumine perd plus de 97% de sa valeur). Dans ce contexte, et alors que la Haute-Cour de Prétoria demandait aux firmes pharmaceutiques de clarifier leurs comptes quant à la production des médicaments, les 39 firmes retirèrent leur plainte le 19 avril 2001.
Face à la concurrence, les grandes et riches industries baissèrent leurs prix, quitte à faire leurs propres génériques à partir des médicaments qu’ils avaient déjà sous brevet, conservant ainsi, même à moindre profit, la mainmise sur le marché pharmaceutique. Mais plus encore, la conférence interministérielle de Doha (Qatar) en novembre 2001 a affirmé dans une déclaration "ADPIC et santé publique", que « chaque membre [de l’OMC] a le droit d’accorder des licences obligatoires et la liberté de déterminer les motifs pour lesquels de telles licences sont accordées » (art. 5b). Toutefois, il s’agit ici de la production de médicaments, car pour les importations les ministres repoussèrent à fin 2002 toute décision.
Au cœur des préoccupations des firmes craignant l’envahissement du marché des pays riches par les génériques, les importations paraissent pourtant à l’heure actuelle nécessaires pour un certain nombre de pays dont la pauvreté interdit tout espoir de développement industriel rapide. Victime de ces enjeux, l’accord sur les importations fut signé avec huit mois de retard, le 30 août 2003, la vieille de la réunion internationale de Cancun. Certes, malgré le souhait des Etats-Unis de limiter le droit aux importations pour les seules grandes épidémies (paludisme, tuberculose, sida), l’accord prévoit l’importation de médicaments pour toute maladie (il est clair que le diabète, les cancers touchent les pays du Tiers Monde aujourd’hui). Mais l’accord instaure alors tout un dispositif d’obstacles administratifs, légaux, économiques et politiques à l’exportation de génériques, qui risque de le rendre l’accord inapplicable : il multiplie des opportunités pour les industries pharmaceutiques et les Etats qui les soutiennent de faire appel à l’OMC pour bloquer les importations. Reste donc à voir comment il sera intégré à l’ADPIC, sûrement pour le réformer bientôt...
La politique agressive de l’OMC
La mise en place de l’ADPIC rend de plus en plus difficile la structuration d’une industrie fleurissante au sein des Etats pauvres. Elle permet au complexe médico-industriel [29] d’avoir une politique agressive. Outre la production de leurs propres génériques, certaines firmes n’ont pas peur de faire des procès aux fabricants de génériques, procès perdus d’avance mais qui sont autant de temps gagné pour la pérennité des brevets. Par ce biais, la durée moyenne de couverture réelle d’un médicament par le brevet est passé de 8 ans dans les années 1980 à 14 ou 15 ans au XXIe siècle [30]. Par ailleurs, les Etats riches essayent de conclure des accords bilatéraux favorables à leur industrie, pour limiter drastiquement les licences obligatoires. De même, révisant le statut de la propriété intellectuelle dans seize pays francophones d’Afrique, les nouveaux accords de Bangui, ratifiés le 28 février 2002, ne mentionnent aucune disposition spéciale pour les licences obligatoires et les importations parallèles [31]. Une autre forme de pression, utilisée par les Etats-Unis, consiste à ne pas divulguer les acquis des firmes détentrices du brevet : tout fabricant de génériques doit alors refaire des expériences pourtant déjà faites.
Les pays pauvres sont aujourd’hui laissés hors du droit à la santé, reconnu pourtant dans la déclaration des Droits de l’Homme de 1948 (qui n’est pas, hélas, ratifiée par tous les Etats). Malgré l’action d’associations, malgré les pressions de certaines ONG qui font le travail laissé vacant par les Etats faibles et pauvres, les firmes pharmaceutiques, soutenues par leurs gouvernements de tutelle, ne cherchent qu’à conserver leurs profits éhontés. Le brevet et la propriété intellectuelle, en protégeant le commerce des plus riches, exclut les plus pauvres de tout soin et permet, dans une coutumière indifférence, la mortalité due au sida mais aussi à d’autres maladies curables de progresser sans cesse dans les marges les plus pauvres de la planète. Peut-on, du haut de notre richesse occidentale, tolérer sans tristesse et permettre sans révolte ce cynisme vis-à-vis de populations qu’il est coutumier de voir déshumanisées, méprisées, mourantes?
[1] En 2000, selon le Ministère de l’économie et des finances, son chiffre d’affaire atteignait 36 milliards d’euros, soit un tiers du chiffre d’affaire de l’industrie des biens de consommation. (Source : SUD Chimie, Le médicament n’est pas une marchandise, avril 2003, p. 3).
[2] SUD Chimie, op. cit., p. 4.
[3] SUD Chimie, Ibid., p. 4 et Patrice Trouiller, « Médicaments indigents », in R. Brauman et al., Utopies sanitaires, Le Pommier / Médecins sans Frontières, Paris, 2000, p. 200.
[4] P. Trouiller, Ibid., p. 199.
[5] Ou trypanosomiase, de son nom scientifique.
[6] R. Brauman, « Maladies négligées et maladies oubliées : De l’essor de la recherche et de la production de médicaments à la mainmise des financiers », Médecine et Hygiène, vol. 61, 2003, p. 889.
[7] Voir au sujet de la maladie du sommeil le numéro très complet de la revue Maladies Tropicales (2003, n°63, p. 219-235).
[8] Citation en ligne sur le site de Médecins Sans Frontières, le 5 janvier 2004. Ce site contient aussi des informations utiles sur les maladies oubliées par les laboratoires.
[9] L’industrie pharmaceutique en mutation, La Documentation Française, 2002.
[10] P. Pignare, Le grand secret de l’industrie pharmaceutique, p. 35.
[11] Sud Chimie, op. cit., p. 16.
[12] Sandrine CABUT, « Viagra : un anniversaire plein de vigueur ! », Libération, 28 novembre 2002.
[13] Cité dans Sud Chimie, op. cit., p. 4. Cette interview date d’avril 2001, Igor Landau était alors président du conseil de surveillance d’Aventis Pharma.
[14] R. Brauman, op. cit.
[15] L’industrie pharmaceutique en mutation, La Documentation Française, 2002.
[16] P. Pignarre, op.cit., p. 27.
[17] Le décompte, excluant les trithérapies - mises au point récemment et globalement non généricables - pour des causes économiques, est contesté, mais traduit les inquiétudes des grosses industries.
[18] Le dépôt du brevet, devant être effectué avant la fin des recherches, est de 20 ans ; le temps des essais cliniques et des mises au point définitives du médicament font que celui-ci n’est protégé que 8 ans en moyenne.
[19] Sud Chimie, Travailleurs solidaires unitaires et démocratiques, La santé n’est pas une marchandise, 2003, p. 14.
[20] Supérieur de 30 à 40% au prix moyen des pays industrialisés, le prix du médicament était un enjeu de la campagne présidentielle.
[21] En autre exemple, ces plans ont entraîné l’arrêt, au Vietnam, de la diffusion de produits anti-moustiques sur les habitations dans les régions touchées par le paludisme en 1989 ou encore l’augmentation des frais de santé pour le "recouvrement des coûts" (à Maputo, au Mozambique, une consultation à l’hôpital coûte maintenant 13% du salaire moyen mensuel d’après l’UNICEF).
[22] Syndrome de l’immunodéficience acquise ; en 1981, il porte le nom de Gay-Related Immune Deficiency, révélant les préjugés à l’encontre des homosexuels qui accompagnèrent longtempsnotre connaissance du sida (cf. Bernard Seytre, Histoire de la recherche sur le sida, QSJ, 1995).
[23] Philippe Demenet, "Ces profiteurs du sida",in Le Monde diplomatique, février 2002.
[24] Sud Chimie, op. cit., p. 8.
[25] Sud Chimie, op. cit., p. 12-13.
[26] M. Faure, « Le Brésil montre la voie », L’Express, 3 mai 2001.
[27] AFP, le 7 mars 2001 ; repris dans P. Benkimoum, p. 142.
[28] D’après le présent de l’association sud-africaine Treatment Action Campaign (TAC), très active dans la lutte pour l’accès aux traitements contre le sida et notamment au sein du procès.
[29] Pour reprendre le titre du livre de Jean-Claude Salomon (ATTAC), paru aux éditions des Mille et une nuits.
[30] Chiffre de P. Pignarre, op. cit., p. 146.
[31] Le Bénin, le Burkina Faso, le Cameroun, la République Centrafricaine, le Congo, la Côte d’Ivoire, le Gabon, la Guinée, la Guinée-Bissau, la Guinée équatoriale, le Mali, la Mauritanie, le Niger, le Sénégal, le Tchad, le Togo sont concernés par ces accords. Cf. P. Benkimoum, op. cit. et M. Gelher, Un continent se meurt. La tragédie du sida en Afrique, Stock, 2000.
[32] « Les laboratoires indiens exploitent les failles des brevets américains », Courrier International, 30 avril-6 mai 2003.
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