Comprendre autrui
source : Philosophie et spiritualité
par Serge Carfantan
Chaque jour nous rencontrons des proches, des amis, des voisins, des êtres humains. Nous vivons avec autrui, nous sommes plongés dans le milieu de la relation. Nous reconnaissons l’autre à son allure, à sa voix, à ses qualités de caractère. Autrui nous est en cela familier.
Mais cela ne veut pas dire que d’emblée nous comprenons l’autre. Ceux que nous croyons semblables au premier abord se révèlent toujours différents de ce que nous aurions pu penser d’eux. L’expérience d’autrui est familière mais elle nous plonge aussi dans une formidable diversité ; elle nous fait rencontrer la particularité de chacun. Or, pour connaître le plus souvent que faisons nous ? Nous nous servons de catégories toutes faites. Nous disons de Pierre qu’il est « musicien », de Paul que c’est un « dépressif » ou un être « gamin ». Les termes de « musicien » ou de « dépressif » ou « gamin » conviendrait tout aussi bien à un autre que Pierre. Ils ne décrivent pas ce qu’il est, ce qu’il possède en propre ce qui le rend différent de A ou B. Aristote disait qu’il n’y a de connaissance que du général et d’existence que du particulier. Comment parvenons nous à surmonter cet obstacle ? Qu’est-ce qui nous permet de comprendre autrui ?
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A. Le statut de l’intersubjectivité
Nous sommes habitués à un schéma de compréhension : nous pensons que comprendre, c’est saisir une idée, ou un concept. Dans l’ordre du savoir, comprendre un phénomène, c’est être en mesure de l’expliquer. Toutefois, comprendre, est-ce vraiment la même chose qu’expliquer ? A l’égard d‘autrui, que signifie le mot comprendre ? On dira plus volontiers que l’on comprend quelqu’un et que l’on explique quelque chose. Nous ne pouvons pas dire « expliquer quelqu’un », car le mot expliquer appelle une réponse arrêtée, une « explication » alors que nous savons bien qu’une personne est toujours complexe et que nous ne pouvons pas en faire le tour dans une « explication » toute faite. Dans l’explication, il y a aussi une idée de décomposition, d’analyse qui ne va pas avec l’idée d’appréhension globale que comporte la compréhension.
Nous pouvons aller plus loin dans ce sens. Qu’est-ce en effet qu’une explication scientifique ? Une explication scientifique est un système de représentations qui permettent de rendre compte d’un phénomène objectif. Un tremblement de terre a lieu au Pérou. On dépêche sur place des spécialistes et on attend d’eux des explications, qu’ils fournissent une explication dans une théorie précise, telle que la tectonique des plaques en géologie. La théorie scientifique invoque des causes, des antécédents, des lois ; bref, une liaison afférente des phénomènes dont on puisse rendre compte par la mesure et par un processus de répétition d’expériences. Ce qui est remarquable dans l’explication, c’est son caractère achevé. Une fois que l’on a une explication valide, on estime avoir fait le tour d’un phénomène, de l’avoir ainsi rangé dans l’ordre du savoir. L’explication est en ce sens le paradigme de l’objectivité, le paradigme général des sciences de la Nature. (texte)
La compréhension d’autrui est visiblement très différente. Comprendre c’est saisir des intentions, des motivations, qui font que Pierre ou Paul a agi de telle ou telle manière. Je peux comprendre les raisons qu’avait Napoléon de prendre la couronne des mains de l’évêque lors de son sacre. Il voulait affirmer par-là la suprématie du pouvoir politique sur le pouvoir religieux. Je comprend toujours de l’intérieur ce qui relève de l’esprit. Par contre, strictement parlant, je ne peux pas dire que la science physique m’aide à « comprendre » un phénomène naturel, tel que la chute de la pierre. Elle l’explique. Les sciences de la Nature ne permettent pas de comprendre la Nature mais elles permettent surtout de l’expliquer. Comprendre, ce serait en effet prêter à la Nature des intentions, ce qui voudrait dire une conscience, des motivations, ce qui semble très audacieux pour le physicien. C’est même une erreur que l’on appelle l’anthropomorphisme. Il faudrait admettre que la science elle-même est une forme d’interprétation subjective ! Or, dans les sciences de la Nature, nous pensons tout juste le contraire. A l’inverse, les sciences humaines sont supposées devoir nous apporter des clés de compréhension de l’humain en respectant sa nature d’être conscient mû par des motivations. Le paradigme des sciences humaines réside donc dans la compréhension.
Ce point de vue est celui de Dilthey, un théoricien des sciences humaines. Il est clair d’après ces distinctions que l’approche objective de la connaissance ne peut pas nous permettre de cerner la question d‘autrui. L’existence d’autrui est toujours un scandale pour la pensée objective. Elle fait intervenir un facteur qu’elle s’empresse d’éliminer qui est la subjectivité. Inversement, l’approche subjective nous fait participer des motivations d’autrui, d’une conscience qui par nature entre mal dans le moule rigide de l’explication causale.
Développons. Quand avons-nous le sentiment d’être compris ? Quand nos véritables intentions ont été reconnues. Nous nous montrons capables de comprendre les autres quand nous parvenons à ressaisir en nous les intentions d’autrui, quand nous pouvons aller jusqu’à ressentir par sympathie ce qui se présente comme une raison de vivre et d’agir. L’autre n’est plus alors seulement un exemplaire d’une catégorie, mais un être humain conscient comme moi, un être que je puis porter en moi dans mon affection.
La compréhension d’autrui est donc un processus beaucoup plus délicat que celui de l’explication d’un phénomène physique, car une conscience ne peut pas se réduire à une chose. L’âme a des replis qui vont à l’infini dit Leibniz. On n’en fait pas le tour aisément : l’esprit est une fontaine vivante de significations. Le processus de l’explication permet d’objectiver le savoir, mais objectiver l’autre, c’est le réduire au statut de l’objet, ce qui veut dire le nier en tant que sujet. C’est par exemple ce qui se produit quand, délaissant la dimension de la conscience, on regarde le comportement seulement sous l’angle du stimulus/réponse. On ne voit plus une conscience créatrice de son univers mais une chose réagissant à des interactions, mue par des causes. Connaître autrui, c’est découvrir toute la profondeur d’un esprit, c’est découvrir le sens d’un acte ou d’une attitude. La compréhension d’autrui est un processus qui est le contraire de la chosification opérée par une explication objective. La compréhension se fait de l’intérieur, par participation à la conscience d’autrui, de l’autre côté, l’explication se fait de l’extérieur, par agencement de causes.
B. La connaissance par conjecture
Maintenant, comment s’opère cette compréhension d‘autrui dans l’ordre du quotidien ? Le plus souvent, nous estimons avoir compris l’autre quand nous sommes parvenu « à nous mettre à sa place ». Nous nous faisons des réflexions du genre : « à sa place, j’aurais fait cela, j’aurais pensé telle ou telle chose ». Que se passe-t-il alors ? Nous jugeons l’autre, nous reconstruisons les pensées de l’autre, c’est à dire nous conjecturons de ce qu’il a dans l’esprit pour pouvoir le comprendre. Nous appellerons connaissance par conjecture un mode de compréhension d’autrui qui passe par la médiation d’un raisonnement sur ce que nous supposons de la pensée d’autrui. Nous avons foi dans ce procédé de construction mentale de l’autre. D’ailleurs, quand on s’estime incompris, on dit « mets toi à ma place ! ». La conjecture devrait permettre de se transporter dans la pensée de l’autre en retrouvant ses intentions, ses raisons. C’est donc un mode de connaissance indirecte. Nous usons de ce procédé tout particulièrement en l’absence de l’autre, en imaginant ce qu’il peut bien avoir dans la tête. S’il s’agissait simplement de se connaître soi-même, nous aurions recours à une sorte d’introspection, mais on ne peut connaître par introspection que soi-même, l’autre doit être connu de manière différente. Il est donc tentant de considérer la connaissance par conjecture comme le pendant de l’introspection dans l’ordre de la connaissance d’autrui.
Examinons comment peut s’opérer cette reconstruction. Il y a d’emblée une difficulté : je ne peux pas me mettre à la place de Pierre ou Paul pour éprouver ce qu’il éprouve. Il est même illusoire de penser que l’on pourrait habiter l’esprit d’un autre. La formule « se mettre à la place d’autrui » est sur ce plan une absurdité. Il est par contre possible de chercher à deviner les sentiments et les pensées d’autrui. Pour cela, il me faut conjecturer à partir d’une référence et faire une comparaison. Sachant par expérience que les larmes sont en ce qui me concerne l’expression de la tristesse, je déduis en voyant Pierre pleurer qu’il est triste. Je fais une inférence qui va d’un cas particulier, moi, ma tristesse, à un autre cas particulier, la tristesse de Pierre. Je suppose que ce qui est cause des larmes en ce qui me concerne, moi, doit aussi être cause chez autrui. Je pense que tous les hommes sont faits de la même manière, et je pose surtout que l’autre est comme moi.
Et l’expérience montre que je me trompe très souvent ! « La connaissance que nous avons des autres hommes est fort sujette à l’erreur si nous n’en jugeons que par les sentiments que nous avons de nous-mêmes ». (texte) N’est-ce pas une grande naïveté de penser que mon petit moi personnel est le modèle d’une réplique qui serait le moi d’autrui ? La vérité c’est justement que moi et autrui sommes différents. « Nous conjecturons que les âmes des autres hommes sont de même espèce que la nôtre. Ce que nous sentons en nous même, nous prétendons qu’ils le sentent ». Penser que ce qui m’est commun avec autrui c’est la nature humaine est une chose, mais c’en est une autre que de poser que mon moi personnel, avec ses aversions, ses désirs, ses goûts et ses dégoûts, est le modèle de la nature humaine. Or ce qui nous sert de modèle de comparaison, c’est justement notre moi propre et c’est en quoi nous avons tort et faisons erreur. En réalité, c’est l’idée même de comparaison de moi avec l’autre qui est fausse. Si je procède de cette manière, je ne ferais que chercher chez autrui ce que je désire, ou ce que je craints d’y trouver. Je projetterais sur lui ce qui est en moi. Le plus souvent, le mal que l’on trouve dans les autres est celui que l’on a cherché dans l’étroitesse de sa propre vision.
De plus, la conjecture suppose une interprétation monovalente d’un signe perçu chez l’autre. Mais l’interprétation devrait être polyvalente pour respecter la complexité de l’autre. Est-il vrai par exemple que les larmes soient toujours le signe de la tristesse ? Le rire est-il toujours le signe de la joie ? Non. Une extrême tension intérieure peut se dénouer dans un spasme presque douloureux sous forme de rire. Il existe des « rires nerveux » qui ne sont pas du tout des rires venus de la joie, qui ne manifestent pas réellement la gaieté. Inversement, il y a des larmes qui sont des larmes de bonheur. Il serait arbitraire de choisir une interprétation a priori sous prétexte qu’elle est ma réaction. Pire, l’être humain est tout à fait capable de dissimuler. L’introverti ne se dévoilera pas facilement, il ne laissera parfois qu’à peine transparaître une rougeur de trouble. Comment inférer correctement dans de telle condition ? Nous pouvons aussi rencontrer devant nous une simulation. L’expérience quotidienne nous montre que chacun d’entre nous est capable de poser
Par précaution, il vaut mieux être radical. Autrui n’est jamais tel que je l’imagine, il est toujours différent de ce que je peux reconstruire mentalement par avance. Mes constructions mentales à son égard sont hasardeuses. Il arrive parfois que je devine juste, ainsi le plus souvent je me trompe. Conjecturer de ce qu’est autrui, ce n’est pas voir, ce n’est pas comprendre autrui, c’est imaginer autrui, c’est se représenter l’autre et c’est très différent. La conjecture certes n’est pas une forme de chosification d’autrui, elle se déploie dans le milieu de la subjectivité intime, mais ce n’est pas une compréhension d’autrui.
C. La connaissance immédiate
Nous ne passons pas tout notre temps en conjectures à l’égard d’autrui. La présence d’autrui le plus souvent nous en empêche, car elle s’imprime en nous, sans nous laisser beaucoup de loisir pour imaginer. On ne conjecture à tort et à travers qu’en l’absence d’autrui, parce qu’en l’absence d’autrui le mécanisme de projection n’est pas entravé. Mais devant l’autre ? L’expérience de la présence d’autrui est beaucoup plus prégnante que l’expérience des choses. Je ne suis guère gêné de la présence du compotier sur la table, des gravures sur le mur, de la pendule sur l’étagère. Je peux même aisément l’ignorer. Le chat qui me regarde ne me trouble pas beaucoup. Par contre le regard de l’autre posé sur moi ne peut pas me laisser indifférent. Il me trouble, il m’inquiète, il m’attire ou me repousse. L’autre est là et je ne peux pas en faire ce que je veux. La présence d’autrui est une telle provocation que je ne peux pas l’intellectualiser si librement qu’il paraît. Ne voir la connaissance d’autrui qu’à travers la conjecture, c’est ignorer la plus grande part de l’appréhension directe que nous avons des autres.
Considérons par exemple l’enfant. Peut-on raisonnablement croire que l’enfant conjecture comme l’adulte ? Non. Il est plus sensitif et immédiat, il est dans l’immédiateté de la donation de la présence d’autrui jusqu’à la crédulité la plus naïve. En effet, l’enfant perçoit, saisit d’emblée l’expression d’autrui. Il voit à travers le geste l’intention, mieux, il voit directement l’intention, sans qu’il lui soit seulement possible de dissocier l’apparence de sa vérité. Dans le visage fermé, il y a la colère, dans le sourire il y a la tendresse, dans la taquinerie, il y a l’intention du jeu. Il suffit donc de « faire semblant » et le résultat est pour lui le même, car l’enfant est tout entier dans l’apparition expressive. Il est très étonné quand on lui explique que ce n’était pas une « vraie colère ». Il roule des yeux ronds, il ne comprend pas que l’on puisse être différent de ce que l’on exprime. Cela marque la limite de sa saisie intuitive de l’autre, puisque il ne discerne pas l’artifice, le joué, le dissimulé. Ce qui est en tout cas assuré, c’est qu’il connaît autrui dans l’immédiateté du sentiment et non par inférence.
Il y a d’autre part, dans la perception d’autrui chez l’adulte, des formes de reconnaissance qui n’ont pas recours à l’inférence. C’est le cas de toutes les identifications immédiates repérées par des habitudes. On peut distinguer ici : les signes culturel et les signes de l’action .
1° Notre perception d’autrui est par avance balisée par des repères culturels qui fournissent des interprétations toutes faites.
Il y a un code de la politesse qui veut que l’on salue d’une certaine manière, que l’on s’adresse à l’un ou à l’autre d’une façon différente. Le cérémonial, qu’il soit religieux ou institutionnel, est là aussi pour prescrire d’emblée un sens à un geste. Pour le chrétien, les gestes du prêtre ont un sens très précis qui ne réclame pas d’interprétation par inférence. Nous ne nous rendons compte du rôle important de ces repères culturels que lorsque nous nous rendons à l’étranger. Là justement, nous perdons nos repères et nous devons brusquement nous habituer à un code très différent. En Grèce, le hochement de la tête pour oui et non est exactement inverse par rapport à son usage en France. Si nous pensons bien faire en secouant des mains pour dire bonjour, il y a des pays où ce geste paraît vulgaire et grossier, le salut se fait dans une inclination du buste et une position des mains sur la poitrine. C’est à ce moment là que nous prenons le plus conscience de l’importance de notre conditionnement culturel. Nous perdons un élément très important de connaissance directe d’autrui dont nous avions l’usage dans notre propre culture. Du coup, autrui devient pour nous une énigme et il le reste tant que nous ne nous sommes pas imprégnés des usages de la région où nous sommes, une fois cet apprentissage effectué, nous pouvons retrouvé une familiarité dans l’identification d’autrui semblable à celle que nous avions dans notre patrie d’origine.
2° Mais n’y a-t-il pas aussi un langage du corps et de l’expression qui est universel ?
Regardons ce que fait le mime. Le mime se sert de signes que tout un chacun peut immédiatement repérer. Le mime Marceau pouvait faire des spectacles partout dans le monde, sans avoir besoin de traducteur. Le voyageur dans l’autobus, le violoniste, l’homme pressé qui va à son travail etc.. toutes ces figures humaines sont aisément identifiables. On peut dans le mime construire des histoires très complexes en utilisant ces signes que les spectateurs vont reconnaître sans user d’une seule parole. D’ailleurs, le succès universel des mimes montre qu’il doit bien y avoir un langage gestuel universel, un langage naturel du corps que nous pouvons fort bien reconnaître sans qu’il soit nécessaire de faire des conjectures complexes. Les signes de l’action ne sont plus seulement affaire de telle ou telle culture, de telle ou telle convention sociale.
Le mime emprunte son art à un phénomène plus général qui est celui du passage spontané de l’intériorité vers l’extériorité. Tout sentiment imprime à notre corps un certain pli. La tristesse compose un visage, ainsi que la frayeur, la surprise, l’admiration, la joie etc. Le mime se sert à merveille de cette relation, de telle manière que le spectateur, loin de devoir inférer quoi que ce soit, saisi immédiatement le sentiment et l’émotion qui à un moment vienne comme posséder le corps tout entier.
Nous avons pourtant été formés dans notre tradition pour distinguer et opposer intériorité/extériorité. Le sens commun raisonne dans les termes d’une métaphysique de la dualité de l’âme et du corps : « il ne faut pas se fier aux apparences », « l’habit ne fait pas le moine » ! On sous-entend alors que l’apparence d’autrui est en opposition avec sa réalité. Devant l’autre je devrais alors renoncer à sa donation de présence et lui prêter un être tout différent de ce qu’il paraît. Mais vouloir séparer un sentiment de son signe extérieur n’est-ce pas une absurdité ? Le visage est un état d’âme, il est le miroir de l’intériorité. « La conscience n’est pas séparable du corps. Elle est d’une certaine façon présente dans le visage, elle en est pour ainsi dire l’intention ». Il faut certes pouvoir se garder d’une méprise face à la simulation et à la dissimulation, mais pour l’essentiel, le principe du passage naturel de l’intérieur à l’extérieur reste vrai. Dans la spontanéité, le paraître est toujours l’expression même de l’être. Ce que nous sommes se reflète dans nos expressions. Il ne saurait y avoir de dualité brutale entre l’âme et le corps, parce que le corps n’est pas une simple chose, le corps est lui-même animé par la conscience, il est un corps vivant. Le schéma de la relation de l’intérieur serait, non le ruban refermé sur lui-même, mais plutôt le ruban de Moëbius où les extrémités sont inversées, ce qui fait que l’intérieur communique avec l’extérieur et inversement l’extérieur influence l’intérieur. C’est la non-dualité qui explique le mieux la puissance expressive de la conscience et non la position de la dualité.
Dès lors, la physionomie a tout son sens et le psychologue n’a au fond pas besoin d’être un esprit retors ; au contraire, être observateur, c’est accueillir telle quelle la donation de présence d’autrui, sans interférer en rien avec ce qui se donne. C’est la que réside la possibilité d’une connaissance intuitive d’autrui. (texte) Si nous revenons avec attention à l’expérience elle-même, nous verrons qu’effectivement l’autre, de toute manière, s’impose à nous et c’est bien ce qui constitue la rencontre d’autrui. Il se donne tel quel, avec sa force, sa faiblesse, son agressivité ou sa méfiance, sa gentillesse ou son inquiétude, son intelligence étroite ou bornée. L’autre est donné dans sa totalité dans sa manifestation en personne. Il est ce qu’il paraît et il est aussi plus qu’il ne paraît, c’est-à-dire ce dont il est capable, ce qu’il porte en lui à titre de virtualités. La formule « il ne faut pas se fier aux apparences » est donc au fond très superficielle, elle n’est qu’une précaution contre la tromperie. Un regard plus lucide peut très bien voir la dissimulation et la simulation. Rien n’est plus évident qu’une pose artificielle, il y a dans la retenue un masque qui ne fait pas toujours illusion. (texte) C’est ainsi bien souvent qu’un tremblement de la main nous en dit parfois plus long que des paroles qui se veulent rassurantes. La loi générale de la Nature va dans le sens de l’expression (document).
Cela ne veut pourtant pas dire qu’il faille croire aveuglément dans l’apparence de l’autre. Il faut aussi faire attention à ce que nous présentons comme de soi-disant « intuitions » d’autrui. Qui sait en effet si nous ne prenons pas nos propres attentes, nos propres craintes pour des "intuitions" ? L’intuition n’est pas une forme de la projection. Mais savons-nous départager nos émotions devant l’autre, nos attentes, de notre sentiment de l’autre ? Il faudrait pour cela se connaître mieux soi-même pour éviter l’immixtion des deux ordres et leur confusion. Trop souvent ce que je pense comprendre est mon interprétation, elle ne vient que de moi, elle n’est pas un véritable voir. Il faut toute l’acuité de l’intelligence pour que l’intuition retrouve sa vraie valeur.
D. Savoir écouter, savoir parler
Et c’est pourquoi de la donation de présence, nous avons besoin de passer à la parole pour tenter de comprendre autrui. Seulement, c’est là que nous attendent bien des difficultés.
Il est exact que de pouvoir parler avec autrui doit me permettre de mieux le comprendre. Mais que veut dire exactement "parler" ? Il ne suffit pas de « parler » pour nouer un dialogue. Il y a dialogue quand la parole est vivante et que sont rassemblées plusieurs conditions : 1) présence de deux personnes, 2) compréhension mutuelle, 3) terrain commun, 4) contenu signifiant à échanger. Le dialogue n’est le lieu de la compréhension d’autrui que lorsqu’il est authentique, ce qui est plus complexe qu’on le croit.
Parler à quelqu’un, ce n’est pas seulement chercher à se faire comprendre. Le dialogue peut sortir de la route de la compréhension d’autrui. 1) Il peut y avoir glissement du côté de la seule information, auquel cas seul celui qui parle se comprend vraiment, dans la mesure où l’échange ne s’établit pas, qui permettrait de passer réellement au dialogue. Dialoguer, ce n’est pas seulement trouver un auditeur complaisant qui aura la patience de vous écouter, mais que vous n’écouterez pas en retour. 2) Il peut y aussi avoir quiproquo quand les deux personnes n’attribuent pas le même sens aux mêmes mots, de telle manière que chacun tient alors un discours qui se situe sur un plan différent de l’autre : le terrain commun a disparu. 3) Le dialogue peut dégénérer dans le pur et simple bavardage. Le bavardage a l’apparence d’un dialogue, mais les personnes sont quasiment absentes et le contenu de ce qu’elles ont à dire est aussi insignifiant que répétitif. La parole ne vise en rien la compréhension de l’autre, elle est là seulement pour donner un substitut de présence qui permet surtout d’éviter le silence. Le dialogue ne sert la compréhension que s’il rend possible un partage intime avec autrui. 4)Le dialogue peut se pervertir sous la forme d’une polémique quand on veut donner le change d’un dialogue, tout en se refusant à quelque effort de compréhension que ce soit. Chacun se tient alors sur ses positions et au lieu de se livrer à l’échange des idées, on s’engage dans une lutte pour telle ou telle conviction. La polémique remplace la confrontation de points de vue par l’opposition des personnes. Nous remarquons cela dans les interventions orales des personnes qui s’avancent en franc-tireurs pour critiquer, et se replient aussitôt dans le mutisme, ne prêtant plus d’attention à ce qui est dit. 5) Le dialogue se détruit aussi de lui-même dans le langage mensonger. Dès que le mensonge s’introduit dans le dialogue, la parole perd son objet réel. Il ne peut pas y avoir de compréhension sans véracité et sans intention réelle de dialoguer. Comment pourrions-nous nous comprendre, s’il n’y a pas entre nous de sincérité ? (texte)
A supposer que ces obstacles soient surmontés dans une sincérité mutuelle, le dialogue permet effectivement de s’ouvrir à l’autre et d’entendre ce que l’autre a sur le cœur. Si comprendre c’est ressaisir des intentions et des motivations, cette ressaisie est entière quand elle est reçue de vive voix et non composée par conjecture de l’extérieur. Écouter ce que l’autre a à nous dire c’est aussi aider l’autre à faire son chemin dans le langage, à trouver les mots pour dire ce qui a besoin d’être dit pour être compris. Comprendre quelqu’un, c’est écouter la voix d’une présence consciente, une parole qui s’exprime dans ses propres mots et ce partage peut-être réalisé dans le dialogue.
Cependant, si les intentions se développent dans les paroles, elles percent aussi entre les mots. Si le discours a son sens, les silences entre les mots ont aussi une éloquence. Comprendre l’autre, ce n’est pas seulement comprendre ce qu’il dit, c’est aussi comprendre ce qu’il ne dit pas mais qui s’exprime aussi en lui. L’autre est autant donné dans ce qu’il dit que dans ce qu’il ne dit pas, il est cette totalité indivise. En d’autres termes, la compréhension suppose à la fois le dit et aussi le non-dit. Nos gestes en disent souvent aussi long que nos paroles. Selon les psychologues de la relation, 7% seulement de la communication passe par les mots, 38% passe par l’intonation qui traverse la voix et 55% relève du langage du corps. Il arrive assez souvent que le discours conscient de l’autre entre en décalage avec le discours inconscient qu’exprime son visage, son attitude, qu’il n’y ait une rupture de cohérence interne. Ainsi de la personne qui prend un ton enjoué et artificiel, tandis que tout son corps se met d’abord à exprimer la gène, puis la défense, puis le mensonge et la dissimulation de l’inavouable.
Pour comprendre autrui, il faut donc avoir la capacité de le laisser-être tel qu’il est, sans le juger, afin d’écouter sa parole dans sa présence. Et c’est bien la difficulté, car nous savons aussi peu accorder une attention libre et disponible à l’autre, que nous savons l’écouter. Pour comprendre autrui, nous devons lui offrir notre totale disponibilité dans le présent. Nous ne devrons introduire ni condamnation, ni identification. Comprendre n’est pas juger, or il est si facile de préjuger d’autrui, plus facile que de chercher à comprendre !
On répète souvent que le dialogue permet de comprendre autrui. Il est bien sûr souhaitable de faire les louanges du dialogue, surtout dans un monde d’incompréhension tel que le nôtre, mais encore faudrait-il qu’il soit vraiment établi, sinon l’apologie du dialogue ne sera elle-même que paroles vides. C’est l’enjeu du savoir écouter, sous-jacent au savoir parler. L’art de parler suppose un respect des attentes d’autrui, l’art de se mettre à sa portée afin de donner les réponses que l’on est capable de donner, afin de partager ce que l’on est capable de partager. L’art de parler est fondé sur l’art d’écouter. Or l’écoute de l’autre nous révèle des différences qui ne rendent pas aisées, la capacité de partager dans le dialogue. Il faut évidemment laisser de côté les étiquettes toutes faites et derrière les étiquettes il y a le caractère unique de chaque personne qui rend toutes les comparaisons impossibles. Le préalable à toute compréhension authentique, c’est de chiffonner l’image que l’on possède de l’autre. Dialoguer c’est - au-delà des discours convenus et des paroles oiseuses - participer de l’intimité de l’autre, une intimité qui n’est ni la nôtre, ni celle de n’importe qui.
* * *
Ce que nous oublions trop souvent, c’est que toute relation humaine est une nourriture, une nourriture pour le cœur et pour l’esprit. Nous avons constamment à apprendre des autres et c’est pourquoi nous devons garder cette ouverture qui nous permet de nous laisser surprendre.
La compréhension intuitive nous fait participer de l’autre, comme par vagues successives. Au fur et à mesure que nous connaissons mieux autrui, nous approchons une intimité originale, mais qui restera aussi un mystère renouvelé. La compréhension d’autrui n’est pas affaire de raisonnement et de conjecture. Ce que j’imagine de l’autre n’est pas l’autre, mais l’image de l’autre. Que nous soyons en relation les uns avec les autres à travers des images, fausse autant la relation, que cela interdit une compréhension directe (texte). A fortiori, les modes de savoir qui se fondent sur l’objectivité sont plus encore inadéquats pour rendre justice à la connaissance d’autrui.
© Philosophie et spiritualité, 2002
textes en annexe :
B : Textes philosophiques
Malebranche la connaissance d’autrui
"De tous les objets de notre connaissance, il ne nous reste plus que les âmes des autres hommes, et que les pures intelligences ; et il est manifeste que nous ne les connaissons que par conjecture. Nous ne les connaissons présentement ni en elles-mêmes ; ni par leurs idées, et comme elles sont différentes de nous, il n’est pas possible que nous les connaissions par conscience. Nous conjecturons que les âmes des autres hommes sont de même espèce que la nôtre. Ce que nous sentons en nous-mêmes, nous prétendons qu’ils le sentent ; et même lorsque ces sentiment n’ont point de rapport, au corps, nous sommes assurés que nous ne nous trompons point : parce que nous voyons en Dieu certaines idées et certaines lois immuables, selon lesquelles nous savons avec certitude que Dieu agit également dans tous les esprits. Je sais que deux fois deux font quatre, qu’il vaut mieux être juste que d’être riche, et je ne me trompe point de croire que les autres connaissent ces vérités aussi bien que moi. J’aime le bien et le plaisir, je hais le mal et la douleur, je veux être heureux, et je ne me trompe point de croire que les hommes, les anges, et les démons ont les mêmes inclinations. Je sais que Dieu ne fera jamais d’esprit qui ne désirent être heureux, ou qui puisse désirer être malheureux... Mais lorsque le corps a quelque part à ce qui se passe en moi, je me trompe presque toujours, si je juge des autres par moi-même. Je sens de la chaleur ; je vois une telle grandeur, une telle couleur ; je goûte une telle ou telle saveur à l’approche de certains corps : je me trompe si je juge des autres par moi-même. Je suis sujet à certaines passions, j’ai de l’amitié ou de l’aversion pour telles ou telles choses ; et je juge que les autres me ressemblent : ma conjecture est souvent fausse. Ainsi la connaissance que nous avons des autres hommes est fort sujette à l’erreur,s i nous n’en jugeons que par les sentiments que nous avons de nous-même." La Recherche de la Vérité, Edition NRF, Pléiade, p. 352. http://sergecar.club.fr/textes_2/malebran9.htm
C : Textes philosophiques
Husserl la subjectivité d’autrui ressaisie en moi-même
"Mon moi transcendantal seul m’est donné de façon originaire, c’est-à-dire par une originaire perception de moi-même, en revanche, la subjectivité étrangère m’est donnée dans le domaine de ma propre vie d’expérience de moi-même, c’est-à-dire dans des intuitions intropathiques donnant une expérience de l’être en personne, elle est donnée médiatement et non pas originairement, mais néanmoins donnée, et plus exactement donnée dans l’expérience... un être étranger ne saurait être donné originairement que par le truchement de l’intropathie. Etre-donné originaire en ce sens et expérience sont une seule et même chose."
Philosophie première, tome II, p. 241-242.
Textes philosophiques
André Gide le paraître et l’être
"Ne pas se soucier de paraître. Être, seul est important. Et ne pas désirer, par vanité, une trop hâtive manifestation de son essence. D’où ne pas chercher à être par pure vanité de paraître ; mais bien parce qu’il est seyant d’être tel. 8 août Mon esprit ergotait tantôt, pour savoir s’il faut d’abord être, pour ensuite paraître ; ou paraître d’abord, puis être ce que l’on parait ? (Comme ceux qui achètent d’abord à crédit, puis, après, s’inquiètent de la somme qu’il faut pour solder leur dette ; paraître avant que d’être, c’est s’endetter envers le monde extérieur.) Peut-être, disait mon esprit, l’on n’est qu’en tant que l’on paraît. D’ailleurs les deux propositions sont fausses, séparées : . C’est pour paraître que nous sommes ; . C’est parce que nous sommes que nous paraissons. Il faut joindre les deux dans une réciproque dépendance ; on obtient alors l’impératif souhaité : Il faut être pour paraître. Le paraître ne doit pas se distinguer de l’être ; l’être s’affirme en le paraître ; le paraître est la manifestation immédiate de l’être".
Journal
http://sergecar.club.fr/textes_2/gide1.htm
"- Comment, dit Karataka, sais-tu que le roi a peur ? - Qu’y a-t-il là à connaître ? Répondit Damanaka. Car on dit : L’animal même saisit ce qu’on lui dit, les chevaux et les éléphants nous portent quand nous le leur commandons ; l’homme instruit comprend ce qu’on ne dit pas, car l’intelligence a pour fruit la connaissance des signes chez autrui. et ainsi : Par l’extérieur, les signes, la démarches, le geste, la parole et les changent de l’oeil et du visage, on saisit la pensée intérieure. Ainsi, j’irai près de lui pendant qu’il est troublé par la frayeur ; je dissiperai sa crainte, je me rendrai maître de lui par la force de mon intelligence et je retrouverai ma place de ministre. Panca-tantra. Edition Gallimard, Paris, p.61. Indications de lecture : Le Panca-tantra est l’ancêtre indien des recueils de fables. C’est un traité d’éducation politique à l’usage du jeune prince.
http://sergecar.club.fr/documents/panca1.htm
D : Textes philosophiques
Eric Weil lois du dialogue
"Le dialogue présuppose qu’il y ait communauté : il n’y a pas de dialogue avec celui qui ne veut pas considérer la violence comme la raison vraiment ultime, à laquelle il ne faut avoir recours qu’après avoir épuisé le dialogue, qu’après avoir montré, dans le dialogue même, qu’il n’ay a pas d’accord possible sur une action commune. il n’existe pas de dialogue entre ceux qui n’ont rien en commun, qui ne peuvent pas se mettre d’accord sur leur désaccord, parce qu’ils ne peuvent pas renvoyer à une valeur, que tous deux ils reconnaissent et à laquelle ils sont prêts à se mesurer et à se laisser mesurer. Il n’y a pas de dialogue en particulier -car ceci relève de la règle précédente- entre hommes qui ne reconnaissent pas les même critères des vérités qui sont à al fois absolues et concrètes : ce n’est qu’aussi longtemps que leurs vérités sont absolues, mais formelles, que leurs vérités sont concrètes, mais non absolues, qu’ils peuvent s’entendre ou peuvent, du moins, comprendre pourquoi ils ne se comprennent pas. Pour résumer tout dans une phrase : il n’y a pas de dialogue à moins que chacun des participants n’admette que tous les autres participants sont aussi raisonnables que lui-même". Philosophie et réalité, Beauchesne, p. 282-283.
http://sergecar.club.fr/textes_2/eric_weil3.htm
Textes philosophiques
Krishnamurti Le problème de la relation
« L’important est notre façon d’aborder un problème quel qu’il soit. Il est essentiel que nous voyions très clairement que c’est l’absence de relations justes qui amène le conflit et il importe donc que nous comprenions les conflits dans la relation et tout le processus de notre pensée et de notre action. Bien entendu, si nous ne comprenons pas comment nous fonctionnons dans une relation, quelque que soit la société que nous créerons, quelles que soient nos idées ou nos opinions, elles ne susciteront que d’autres dommages et d’autres malheurs. C’est pourquoi la compréhension de toute la démarche qui constitue notre relation avec la société est le premier pas qui mène à la compréhension du problème posé par le conflit. Si la connaissance de soi est le commencement de la sagesse, c’est que vous êtes le monde, vous n’est pas distinct du monde. La société est faire des relations que vous entretenez avec les autres, c’est vous qui l’avez créée, et la solution vient de votre propre compréhension de ces relation, de l’interaction entre vous le la société. Faut de vous comprendre vous-même, il ne sert à rien de chercher une solution, il ne s’agit que d’une échappatoire. L’important est de comprendre la relation. C’est la relation qui est cause de conflit et nous ne pouvons comprendre cette relation que si nous sommes capables d’être attentif atout en étant passif, C’est alors, dans cette attention passive, dans cet éveil que naît la compréhension ». La relation de l’homme au monde, p. 65-66.
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