L’extrême droite, ça fait mâle !
L’extrême droite, ça fait mâle !
Par Claudie Lesselier sur http://www.europrofem.org/start_fr.htm
L’extrême droite - ou même les extrêmes droites -, termes commodes mais dont l’usage tend à séparer les théories, pratiques, discours, valeurs de ces groupes d’avec l’ensemble de la société où ils prennent place. En fait, dans les politiques d’extrême droite, on voit comme dans un miroir grossissant l’interaction du sexisme et des racismes, des pensées biologisantes et du nationalisme, de la domination de classe, de la violence, tant de l’Etat que d’instances "privées" - on voit la radicalisation de notions, d’images, de mythes, qui sont répandus dans toutes les structures de domination et peuvent être même reproduits dans les mouvements de libération. C’est sans doute un peu dans cette perspective que le mouvement des femmes a souvent tendu à montrer le fascisme comme "quotidien" : fascisme dans le viol et dans la pornographie, fascisme dans le culte de la virilité et de la force que mettent en oeuvre les groupes d’hommes - armée, police, supporters de club de foot etc. , fascisme des institutions autoritaires des politiques et des pratiques d’appropriation et de contrôle du corps de l’autre, fascisme aussi, est-il dit plus récemment dans les technologies génétiques qui raniment les projets de l’eugénisme... Cette extension du terme risque t-elle de banaliser la spécificité du fascisme, mouvement ou état, et l’ampleur de leurs crimes ? Ou permet-elle de montrer que ses violences extrêmes et organisées ont des racines dans le quotidien des modes de vie, de rendre visible (sous une forme peut-être discutable) la violence si souvent cachée qui règne dans les sociétés dites consensuelles et les Etats démocratiques ? Il faudra sans doute en reparler. L’extrême droite renvoie donc à l’ensemble du quotidien de nos sociétés et des idéologies : elle renvoie aussi à l’histoire - à un passé, guère lointain, dont l’analyse, et la mémoire même est toujours un enjeu, dont les références sont toujours présentes dans les conflits d’aujourd’hui : pour ne parler ici que de la France, pensons au poids des traditions nationalistes, xénophobes, antisémites, catholiques ou populistes qui construisent ce qui a pu être appelé "le fascisme aux couleurs de la France". Pensons au régime de Vichy (l’ordre moral, l’exécution des femmes, l’embrigadement des jeunes, les lois racistes et les déportations) ; et enfin au colonialisme (les guerres coloniales, la torture, le racisme, Ecole de la Génération qui aujourd’hui anime le Front National et la mouvance néo-nazie). Un passé, vraiment ???
Cette intervention ne vise pas à aborder tous ces problèmes, sur lesquels d’ailleurs nombre d’études sont disponibles. Plus précisément, je vais d’abord faire un bref rappel des points de vue des extrêmes droites aujourd’hui en France à propos des femmes et de l’homosexualité. Ce qui me conduit à une deuxième partie qui présente l’existence et les thèses d’un groupe d’homosexuels néo-nazi, actif aujourd’hui en France et en Allemagne Fédérale ; un tel groupe rappelle la dimension masculiniste du fascisme, comme ordre sexuel et esthétisation des rapports de domination, ce qui forme la dernière partie de cet exposé.
EXTREMES DROITES : L’ORDRE PATRIARCAL
Malgré leur relative diversité, les extrêmes droites ont au moins deux points communs en ce qui concerne les femmes : la légitimation de leur subordination et de leur assignation à un rôle spécifique au nom de la "nature" (éventuellement la tradition) - leur invisibilisation en tant que sujets politiques (elles sont les objets d’un discours ou le lieu d’une transmission mais elles n’existent pas en tant que telles). Ce qui n’est pas antagonique avec le fait que le fascisme cherche à mobiliser "les masses" donc les femmes aussi, sur des bases spécifiques. Mais en France, aujourd’hui les femmes n’apparaissent à thème central dans les discours d’extrême droite, ni une cible privilégiée (ce qui peut être dû en partie à la faiblesse actuelle du Mouvement féministe) ni un lieu de recrutement. Bien sûr, il y a des femmes au Front National et même une organisation liée au Front, le Centre National des Femmes d’Europe, dans divers réseaux, clubs et groupuscules de la Nouvelle Droite, et des associations nombreuses qui développent l’influence des extrêmes droites dans de nombreux espaces sociaux (catholiques intégristes, parents d’élèves des écoles libres, UNI, etc.). Elles ne jouent qu’un rôle assez secondaire. De même, il est très net que l’électorat du FN est majoritairement, et de plus en plus, masculin : aux élections européennes de 1984, 14% des hommes et 8% des femmes, au premier tour des présidentielles de 1988, 18 % des hommes et 10 % des femmes ont voté pour le FN.
Quel que soit le silence ou l’invisibilisation des femmes, la défense de l’ordre patriarcal est un élément structurel des programmes et des systèmes de pensée d’extrême droite. Le cas du Front National est bien connu, par son apologie de la famille, et des "valeurs traditionnelles", son hostilité au droit à l’avortement et à l’homosexualité. La famille apparaît dans les propos de Le Pen et des autres membres du Front comme la cellule de base de la société, le lieu où se créent les disciplines et la morale emblématiques des structures plus larges, l’entreprise (organisée sur le même modèle chez le coorporatisme) et la nation. A travers de multiples métaphores, Le Pen oppose systématiquement le "chez nous", traditionnel, naturel, identitaire, à l"étranger", aux changements, aux mélanges. Enfin la "virilité", ne serait-ce qu’à travers les images ou les plaisanteries, la mise en scène des mythiques et du personnage de Le Pen est la "valeur" à opposer à la "décadence" à "l’invasion étrangère", au "désordre" : on reconnaît un thème banal qui fut celui de la Révolution Nationale de Vichy : face à une France affaiblie, "vautrée" dans la facilité, "féminisée", le sauveur appelle à un sursaut "viril", à la "jeunesse ", à la "lutte".
Les femmes donc n’existent que dans leur place traditionnelle, leur fonction de reproduction et d’éducation, et cela dans le cadre de la dichotomie fondamentale du discours du Front national, celle entre "français" et "immigrés" : les femmes françaises sont incitées à faire des enfants et à se consacrer au foyer ; par contre différentes mesures visent à dissuader les femmes étangères (programme visant à supprimer les allocations familiales, à limiter les places dans les crèches et les écoles) d’avoir des enfants. Le directeur de campagne électorale de Le Pen, Bruno Maigret, disait très clairement : "les deux plus graves problèmes que connaît la France sont l’immigration et la dénatalité". Autre tentative de liaison du sexisme et du racisme : l’idée prétendue que la violence contre les femmes viendrait principalement des hommes étrangers, façon donc de nier le sexisme, subtil ou violent, des hommes français, et de tenter de manipuler les femmes dans cette idéologie sécuritaire. Cependant ce thème n’a pas été très développé : manque d’efficacité sans doute ... Autre mouvance de l’extrême droite : la dite "nouvelle droite" qui en fait véhicule de bien vieilles valeurs sous des références culturelles qui se veulent à la mode : celles de la "différence" (biologique, psychologique, etc.) entre hommes et femmes (comme d’ailleurs entre ce que les rédacteurs d’Eléments ou Nouvelle Ecole nomment "ethnies" - le mot "race" devenant un peu trop lourd à assumer !) et de la complémentarité nécessaire des rôles et des fonctions, facteurs de la civilisation "indo-européenne". Je renvoie à d’autres textes sur cette question.
Enfin quand les extrêmes droites parlent de l’homosexualité, c’est le plus souvent de l’homosexualité masculine qu’il s’agit : "pratiques contre-nature", propagatrices du SIDA, danger social, désordre, facteur de décadence... Comme dans les extrêmes droites historiques, le lesbianisme est invisibilisé, pas pris au sérieux en tant que contestation de l’ordre social-sexuel. L’homosexualité masculine est considérée comme une transgression des normes de la virilité et du rôle sexuel masculin : les hommes de l’extrême droite reprennent l’image de l’homosexuel comme "efféminé" alors que cependant la culture gaie contemporaine s’identifie très souvent des valeurs et des apparences "viriles", sinon "machistes". Et s’il y a là des gais proches des groupes d’extrême droite, c’est précisément autour de ces valeurs-là. L’hostilité déclarée à l’homosexualité masculine est un des modes de fonctionnement du monde homosocial masculin (armée, église, pouvoirs - et ces groupes fascistes) d’appropriation des femmes, mais surtout, parce que cette homosocialité doit fantasmer le sexuel et non pas l’exprimer et s’unit autour du rejet du personnage de l’homosexuel. Ce qui n’empêche des homosexuels hier comme aujourd’hui de trouver une cohérence entre extrême droite et homosexualité et d’argumenter en ce sens. On va s’y attarder un peu.
CHEMISES BRUNES OU TRIANGLES ROSES ?
En France, on a commencé par entendre parler du journal Gaie France qui paraît en janvier 1986, sous la forme d’une petite brochure : c’est maintenant un magazine en quadrichromie, donnant dans le culturel et l’histoire (Grèce antique et mouvements de jeunesse allemands sont à l’honneur) autant que dans la polémique contre les "stalino-gauchistes". Ce journal est dirigé par Michel Caignet, un des anciens dirigeants de la FANE, organisation fondée en 1966 et interdite en 1980 ; M. Caignet est également traducteur de divers textes néo-nazis allemands. Les militants de Gaie France ont tenté de prendre place au nom d’une "défense de l’identité homosexuelle" dans des initiatives du mouvement gai. Le coup d’arrêt fut porté lors de l’université d’été homosexuelle de Marseille l’été 1987 où fut obtenue, après de violents débats, leur exclusion de cet espace né, semble t-il, des luttes de libération homosexuelles. Le CHLAF, Comité Homosexuel et Lesbien Anti-Fasciste, créé à cette occasion, a publié en novembre une brochure intitulée "Fascistes et Homosexuels - Idéologie et Stratégie" à laquelle je renvoie pour ce qui est de l’analyse de ce journal.
Rapidement, relevons des thèmes communs avec la Nouvelle Droite en général : face à la société médiocre, décadente, cosmopolite, au moralisme égalitaire judéo-chrétien, Gaie France oppose un idéal élitiste, une culture païenne et des racines indo-européennes. Et plus précisément un idéal masculin (jeunesse et virilité) illustré par les éphèbes grecs et romains, les scouts et la HitlerJugend, qui met en valeur aussi la pédérastie comme initiation des jeunes hommes dans la communauté. Caignet, interviewé par Jean le Bitoux dans les Cahiers Masqués est explicite. Il s’agit de "construire une théorie de l’homosexualité vue de droite" et "confrérie" que Röhm - une des références centrales des homos d’extrême droite - voulait voir "se souder par des relations homosexuelles"....
Il serait absurde d’exagérer l’influence de ce groupe, mais autant d’en négliger la signification. Parce que ces discours s’appuient sur une fantasmatique et un imaginaire partie prenante d’une culture homosexuelle masculine beaucoup plus large. Parce qu’ils montrent encore une fois les capacités d’adaptation et les complexités de l’extrême droite. Enfin parce que la lutte contre la présence de Gaie France dans le mouvement homo, et notamment à l’UEH de Marseilles a révélé le "laisser-faire" et l’ignorance de trop de gens : ce sont ceux qui dénonçaient tout haut la réalité de Gaie France , rappelaient la mémoire de la répression nationaliste-socialiste ainsi que les thèses révisionnistes de la FANE, qui étaient accusés d’attenter à la "liberté d’expression", et dont la révolte et la colère paraissaient incongrus dans la dépolitisation générale !
Approfondir l’histoire de Gaie France et de ses compagnonnages donne accès à des éléments d’information et des documents sans ambiguité : M. Caignet est en effet le traducteur d’une brochure écrite par Michal Kühnen, leader néo-nazi très connu en RFA (il a passé un temps en prison pour reconstitution de groupe interdit) intitulé "Homosexualité et national-socialisme". Kühnen dans cette brochure ainsi que dans divers textes et lettres affirme que "le véritable national-socialisme est le national-socialisme homosexuel" et justifie cette analyse par les théories biologisantes de la suprématie de sexe, du darwinisme social, et du "Männerbund" ciment de l’Etat et de la civilisation.
L’homosexualité masculine au service d’un "ordre nouveau fondé sur l’ordre naturel".
Cette pensée homosexuelle national-socialiste (le traducteur euphémise ce dernier mot en "nationaliste") se veut cohérente, scientifique, globale, explicative de l’histoire et fondatrice d’un avenir d’ailleurs nécessaire et déterminé, "d’un ordre nouveau fondé sur l’ordre naturel". Elle fait appel à des références traditionnelles (le darwinisme social, la dichotomie weiningerrienne du masculin et du féminin, l’anthropologie inégalitaire et "raciale" du XIX° siècle ou de Rosenberg) et contemporaine (la sociobiologie). Elle se nomme elle-même "la pensée biologique". Résumons : il existe des lois naturelles dont le but est la survie de l’espèce et la victoire des plus aptes ; la culture s’enracine dans la nature ; l’ordre culturel ne peut que se conformer à cet ordre naturel et le relayer par une législation sociale et politique adéquate. Les intérêts de la "communauté", "entité biologique composée d’hommes d’un même sang, parlant la même langue et partageant une même culture et une même histoire" dépassent ceux des individus qui y appartiennent et lui doivent fidélité et loyauté. Le "naturel" est le critère de jugement d’un phénomène humain : s’il l’est, c’est qu’il a une fonction utile à la survie de l’espèce ou de la communauté (et tel est l’argument appliqué à l’homosexualité masculine) ; s’il est culturel, il faut se demander s’il y contribue aussi, ou s’il lui nuit ; et dans ce cas le supprimer, par l’éducation ou la répression.
Dans cette pensée biologique, la "différence des sexes" est absolue : la femme est fondamentalement un être de nature ; sa fonction reproductrice occupe toute sa vie, marque sa sensibilité et son psychisme, détermine ses devoirs sociaux. L’homme au contraire est peu astreint par sa fonction reproductrice et peut utiliser son "surplus de sexualité" en énergie guerrière et service de la communauté. Il est producteur de culture alors que la femme est exclusivment tournée vers la perpétuation de l’espèce et n’est pas actrice de l’histoire. Elle n’a pas de sens en elle-même, le sens lui est apporté de l’extérieur, par l’homme et par l’enfant. L’homosexualité féminine dans ce cadre-là n’a pas d’existence propre ni de sens, elle n’est qu’un artefact culturel, inutile et même dangereux si elle s’oppose aux devoirs que la femme doit à la communauté.
L’homosexualité masculine par contre, et c’est là le thème central de la brochure, est un fait de nature, un "fait biologique" : "elle est incluse dans la nature biologique de l’homme (...) elle existe toujours, inchangée et inchangeable dans son essence". Et si elle existe et perdure ainsi, c’est qu’elle a un rôle bénéfique dans le fonctionnement des lois de la lutte pour la vie... Kühnen démontre cela par une longue argumentation historique. Aux époques primitives, l’homosexuel (minoritaire et inutile à la reproduction) est menacé ; pour survivre, il s’allie au chef de la horde et favorise son pouvoir. Il organise des "confréries" de jeunes hommes, organisations militaires ou religieuses, qui créent les structures de la civilisation, de l’Etat monarchique, et des religions patriarcales, détronnant les cultes féminins. Ainsi permet il aux communautés qui ont suivi cette évolution de vaincre leurs rivales.
Le parti national-socialiste a été créé au départ comme une confrérie, excluant le féminin. Mais le moralisme bourgeois de ses dirigeants, l’influence chrétienne, et surtout l’ambivalence à l’égard de l’homosexualité ont conduit à la répression des SA lors de la nuit des longs couteaux et à l’interdiction des relations homosexuelles dans ces groupes. Dans cette politique se trouve une des causes de l’effondrement du IIIe Reich. Maintenant à nouveau il faut mettre l’homosexualité au service de la communauté et du parti, l’inscrire et la sacraliser dans un nouvel "ordre de chevalerie".
Kühnen a tenté, en légitimant l’homosexualité sur la base des théories biologisantes nationalistes, de mener un combat interne à l’extrême droite - le conflit semble avoir divisé profondément la scène néo-nazie mais il ne semble pas que les partisans de Kühnen en soient sortis vainqueurs. D’autre part, second axe de sa stratégie, il tente de rallier les homosexuels à l’extrême droite sur la base d’une "concordance", écrit-il, entre les valeurs du nationalisme et les "spécifismes et les valeurs" de la "culture gaie" : les homosexuels, par leur sens de la "communauté", leur courage face à l’oppression, leur disponibilité, le "culte du beau" de la virilité, de la force qui les anime, forment une "élite" que les national-socialistes doivent intégrer à leurs rangs. Et par ailleurs, en combattant "la nation, le peuple et la race", les homosexuels consolideront leur appartenance à l’élite de la communauté...
On retrouve, de façon plus allusive, les mêmes thèmes dans le journal Gaie France : on comprend dans quelle cohérence entrent les romans feuilletons sur la Hitler Jugend, les statues d’éphèbes grecs, les récits sur les Templiers et les théories fumeuses sur les élites et l’héroïsme de la jeunesse, et quelle est la place de ce groupe dans la nébuleuse de l’extrême droite : s’il s’oppose au Front National, au "moralisme chrétien", aux valeurs "traditionnelles" d’une partie de l’extrême droite, c’est au nom d’une adhésion à l’extrême droite national-révolutionnaire la plus clairement issue de l’hitlérisme, qui aujourd’hui revendique une nouvelle légitimité sous les apparences de la Nouvelle Droite.
L’EROTISATION DE LA DOMINATION ET DE L’ASSUJETTISSEMENT
Cette participation homosexuelle masculine à l’idéologie fasciste n’est pas entièrement pour surprendre. L’ambivalence du fascisme, qui réprime les homosexuels tout en se fondant sur une dimension homoérotique présente dans les organisations homosociales masculines, dans le culte de la virilité et dans la mise en valeur esthétique du corps masculin, est un fait connu. De plus la fascination que le fascisme a su créer, et les structures psychologiques et sexuelles sur lesquelles il s’appuie ont été largement discutées, dans des perspectives diverses (Reich, l’Ecole de Francfort, plus récemment Theweleit, N. Sombart, ou J. M Palmier etc., et bien sûr les historiennes féministes).
George Mosse a présenté dans une conférence le rôle, pour un groupe d’hommes français de la génération des années 30 (homos ou non) dans leur admiration pour le fascisme et l’Allemagne national-socialiste et leur choix collaborationniste, de leur idéal de l’amitié masculine de leur esthétique de la virilité. Drieu ou Brasillach (qui ne sont pas homosexuels) opposent ainsi la "force disciplinée", la "camaraderie", la vigueur virile, à la mollesse, la décadence, l’individualisme, la facilité à vivre (tout cela connoté "féminin") qui règnent dans les démocraties bourgeoises. Ils trouvent dans le fascisme et l’Allemagne la réalisation de leur désir d’engagement passionné, de leur culte de la jeunesse et de l’amitié. Citons par exemple ce texte de Brasillach, écrit en 1945, relevé dans le livre de Paxton sur Vichy (p. 141) :
"Le fascisme, il y a bien longtemps que nous avons pensé que c’était une poésie et la poésie même du XXe siècle (avec le communisme sans doute). Je me dis que cela ne peut pas mourir. Les petits enfants qui seront les garçons de vingt ans plus tard apprendront avec un sombre émerveillement l’existence de cette exaltation de millions d’hommes, les camps de jeunesse, la gloire du passé, les défilés, les cathédrales de lumière, les héros frappés au combat, l’amitié entre les jeunesses de toutes les nations réconciliées. José Antonio, le fascisme immense et rouge. Je ne pourrai jamais oublier le rayonnement merveilleux du fascisme universel de ma jeunesse".
Jean Genet dans son roman Pompes Funèbres présente des personnages masculins qui vivent cette attirance érotique pour le soldat fasciste vainqueur - ou vaincu : car il y a aussi cette fascination pour la mort, ce plaisir de la réprobation, de l’humiliation, cette beauté de la trahison et de la solitude des maudits...
Susan Sontag dans un article précisément intitulé Fascinating Fascism poursuit l’analyse du fascisme comme "esthétisation de la politique" que faisait déjà Walter Benjamin. Elle prend comme point de départ les films de Léni Riefenstahl et dégage des traits de "dramaturgie", de "chorégraphie" fascistes : une mise en scène consciente de la relation des masses et des chefs, des corps et de la communauté, de la violence et de la discipline... Une mise en scène donc de la relation de pouvoir. "On pense généralement, écrit-elle, que le national-socialisme signifie la brutalité et la terreur seulement. Il signifie aussi un idéal ou des idéaux présents aussi sous d’autres bannières et qui persistent aujourd’hui : l’idéal de la vie comme art, le culte de la beauté, le fétichisme du courage, la dissolution de l’aliénation dans le sentiment extatique de la communauté, la répudiation de l’intellect....". Le régime fasciste n’exalte pas la sexualité ; il la transcende en énergie, en désir guerrier, en culte du chef et joie de l’identification à la "communauté", en production d’enfants... Pourtant, paradoxalement, on assiste, écrit-elle, à une "érotisation du fascisme", autant à l’époque de son développement, que rétrospectivement dans l’imaginaire et le fantasme. Sontag fait allusion à des oeuvres littéraires ou cinématographiques (Mishima, Genet, Cavani etc...), rappelle les discours tenus en France sous l’occupation, par des personnages réels (comme on l’a vu plus haut) ou fictionnels (cf le Daniel des Chemins de la liberté , t. III) et continue sur la pornographie et le sado-masochisme : "Dans la pornographie le SS est devenu le référent de l’aventure... La plus grande partie de l’imagerie sexuelle extrême s’est placée sous le signe du nazisme. Bottes, cuir, chaînes. Croix de fer, swatiskas, sont devenus les accessoires lucratifs de l’érotisme. Mais pourquoi ? Pourquoi l’Allemagne nazie, qui était une société répressive sur le plan sexuel, est-elle devenue érotique ? Comment un régime qui a persécuté les homosexuels est devenu part de l’érotique gaie ? Une des réponses réside peut-être dans la prédilection des chefs fascistes eux-mêmes pour la métaphore sexuelle. comme Nietzsche ou Wagner, Hitler considérait le pouvoir comme la maîtrise sexuelle des masses féminines comme le viol". Bien sûr, souligne S. Sontag, l’attirance sexuelle pour ces images nazies ne signifie pas un accord politique. "Néanmoins, il y a des courants sexuels puissants et grandissants, comme ceux que l’on appelle généralement le sadomasochisme qui rend érotique ce jeu avec le nazisme... Entre le sadomasochisme et le fascisme, il y a un lien naturel, "le fascisme est du théâtre" comme disait Gente. Comme l’est "la sexualité sadomasochiste" qui met en scène "une dramaturgie d’autant plus existante qu’elle est interdite au commun des gens". C’est le passé personnel qui peut être revécu dans la théatralisation SM ; ce peut être aussi le passé collectif : "il n’est pas étonnant que le sadomasochisme se soit ces derniers temps associé au symbolisme nazi : car jamais auparavant la relation des maîtres et des esclaves n’avait été si consciemment esthétisée".
Dans la littérature érotique, Sade bien sûr, mais, comme le montre Anne-Marie Dardigna c’est très présent dans la littérature érotique française depuis les années 30 et plus encore depuis la 2ème guerre mondiale, est mise en scène cette érotisation de la relation victime/bourreau, maître/esclave. Le fascisme, l’occupation nazie, les relations de classes, dans les oeuvres de Klossowsky, Bataille, Mandiargues, dans Histoire d’O etc. qu’elle étudie forment le cadre symbolique ou concret de ces récits : les maîtres ont un pouvoir social, politique, militaire, autant que sexuel, dans ces chateaux "d’Eros", selon le titre du livre, ces maisons closes, ces lieux où ils règnent sur leurs esclaves. Plus généralement, conclut A. M. Dardigna, tout se passe "comme si dans toute violence y compris la violence politique et sociale il y avait toujours du plaisir chez la victime autant que chez le bourreau. La fiction érotique justifie par la jouissance le maintien d’un ordre inégalitaire (...) Nous sommes aujourd’hui, avec la fortune que connaît l’érotisme, confrontés à un mouvement qui vise avant tout à restituer de la séduction au pouvoir".
On revient là à une question essentielle, déjà évoquée par Susan Sontag, les procédures d’érotisation de la domination et de l’assujettissement, qu’on peut voir à l’oeuvre aussi dans la pornographie et plus subtilement dans le discours sexologique dès ses origines (fin du XIXe siècle) selon l’analyse qu’en fait Sheila Jeffreys : ce discours institue le droit/devoir de jouissance des femmes dans les relations hétérosexuelles inégalitaires. En resituant dans ces contextes, notamment discursifs, le discours politique du sadomasochisme lesbien on peut considérer - c’est en tout cas mon point de vue - qu’il contribue lui aussi à renforcer cette idée de valeur érotique extrême à la relation de domination et d’assujettissement ainsi qu’à manipuler la notion de "consentement", dont on sait l’usage politique pour justifier le pouvoir des uns, sur les autres qui sont censés y "consentir". Dans une étude sur le sadomasochisme comme culte érotique du fascisme Sheila Jeffreys est amenée à réfléchir sur la construction de la sexualité féminine, lesbienne ou homosexuelle, dans une société hétérosexiste : la sexualité féminine est construite autour du sadomasochisme et les lesbiennes "n’en sortent pas indemmes". "Là où nous vivons sous l’oppression et où il y a peu de possibilités de relation égalitaires, nous avons peu d’alternatives, sauf de prendre le plaisir à notre oppression. La réponse la plus commune est d’érotiser notre absence de pouvoir en masochisme. A cause de l’hétérosexisme et de l’antilesbiannisme, nous nous sommes souvent développé-e-s en nous haïssant nous-mêmes et notre sexualité (...). Le fait que la sexualité soit une construction et non un donné naturel apporte un espoir : nous pouvons la reconstruire différemment..." Sheila Jeffreys poursuit son analyse en montrant comment cette érotisation, qui fonctionne pour beaucoup d’entre nous puisque notre sexualité a été construite dans ce système de suprématie masculine et sur une structure de sadomasochisme, doit être davantage réfléchie, ne serait-ce qu’à cause des contradictions qu’elle génère dans notre lutte : si nous sommes attiré-e-s par des images qui présentent des femmes ou d’autres êtres humains objectivés, humiliés, torturés, "nous n’avons pas de responsabilité pour la façon dont notre sexualité a été construite, mais nous avons une responsabilité totale sur la façon dont nous choisissons d’agir à ce propos : être affaiblies et découragées par ces images et nos réactions, ou transformer cela en colère et en combat" .
Je ne prétend pas explorer à fond cette question. Je laisse ces éléments pour un débat qui devrait se développer.
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