dimanche 13 avril 2008

Les pluies battantes [extrait] Dominique Sampiero

Dominique Sampiero (Pluies battantes)

source : Voyage dans les mots

Rainy_day___Marc_Dixon

Les pluies battantes

(extrait)

On ne peut pas faire des mots pour parler des gens d'ici, des phrases toutes belles engoncées de style, ce sont les manières des gens de la ville, on ne peut pas faire ça, c'est comme mentir.

Alors on se tait. En cela on leur ressemble. On res­semble aux vaches, à tout le monde, aux chiens derrière les grilles. Au chat fou qui traverse comme une flèche, éclate contre une voiture tout le sang de sa fourrure, sa cervelle, son dedans, à vif.

C'est un silence comme une colère. On écrit des livres éventrés, tout le corps en porte trace. Quelque chose arrive parfois là, dans les boiseries de la bouche, en aveugle. On lui donne un visage, des mots doux, fami­liers. D'une seule cognée, il nous franchit, nous répond. Quand nous revenons à nous, les gens nous parlent, nous donnent des nouvelles de notre coma. Car il y a un endroit dans la parole qui n'est plus la langue, on ne s'en méfie pas assez.

Bien sûr, ça sonne, ça chante, c'est beau, un peu comme les rivières, le vent dans les arbres, les sources. Mais du coup, on ne voit plus la pierre dans la vase, l'arbre tombé à terre, les oeufs jetés en bas du nid, pié­tinés. Le cadavre blanc d'un chien pris dans les saules.

Il faut beaucoup de pénombre aux mains pour qu'elles perdent tout, la peau, la paume, les doigts, beaucoup de pénombre pour que le hasard mûrisse comme il a mûri déjà dans le corps des mères, et bien plus loin encore dans la racine, beaucoup de pénombre à la rivière avant son surgissement dans la fraîcheur. Il faut beaucoup de pénombre pour approcher.
Il faut imaginer un pays avec des pluies, des orages, un pays qui n'existe pas, des racines grandes comme des arbres, des flaques comme des pare-brise, le vent partout, même dans les regards, et avancer dans cette contrée comme à l'intérieur de soi, les bustes s'incli­nent travaillés par une fatigue sans nom, sans âge, et cette usure gagne tout, le ciel, les maisons, le silence.

Peut-on, rien qu'une fois, aussi rugueux, violent et maladroit que cette vie-là, écrire sans rien retirer, sans rien oublier, dans la rage des épines, un coup de vent nous jette au sol, en injuriant la pluie, la boue, dans un coup de sang? L'orage n'est pas toujours ce que l'on croit, un ciel strié d'eau, de foudres et de pierres. C'est parfois simplement un visage incliné, immobile.

In, « Les pluies battantes », Lettres vives.
Photo Marc Dixon "Rainy day"

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