lundi 10 mars 2008

Des musulmans contre la censure

Des musulmans contre la censure

Des musulmans français sortent de l'ombre pour dire "non à la censure au nom de l'islam". Objectif : éviter que l'"islamophobie" (1 !) ne soit érigée en épouvantail de la liberté d'expression.

"Mais pourquoi veulent - ils m'égorger ? Je ne suis ni une femme, ni un intellectuel !" C'est un mouton qui s'exprime, poursuivi par un long couteau le jour de l'Aïd.

Fethi Benslama, écrivain et psychanalyste, raconte l'histoire de ce dessin signé par le célèbre caricaturiste Ali Dilem, vilipendant les "illettrés coraniques producteurs de fatwas". Sur un écran géant, derrière lui, défilent des noms : journalistes, éditeurs, traducteurs, poètes, dessinateurs, et même théologiens… tous torturés, criblés de balle, brûlés vifs, décapités ou égorgés en Egypte, au Soudan, en Arabie Saoudite, en Iran, et même au Pays-Bas ou au Canada. Tous victimes de la censure au nom de l'islam.

C'est un "appel à la résistance" que lance le chercheur, à l'heure même où la Ligue arabe et l'Organisation de la Conférence Islamique (OCI) font pression sur l'ONU pour l'adoption d'une résolution interdisant "les atteintes aux religions et aux prophètes". Un amendement controversé, destiné à transformer le nouveau Conseil des droits de l'homme en police religieuse. "Si un tel amendement passe, avec la lâcheté de l'Europe et sans doute la complicité de Bush, on pourra alors dire adieu au mouton de Dilem", prévient Benslama.

Une soirée-débat pour résister

Il n'aura fallu qu'une semaine à l'association du Manifeste des Libertés pour improviser cette soirée réflexion-débat sur le thème brûlant de la "censure au nom de l'islam". L'association s'était fait connaître en février 2004.

A l'époque, les amis de Tariq Ramadan et l'extrême gauche française, en quête d'un nouveau prolétariat bigot, défilaient en rangs serrés pour la défense du voile à l'école. Tewfik Allal, éditeur et syndicaliste, lançait alors dans le quotidien Libération le fameux Manifeste des Libertés, rassemblant les "femmes et hommes, de culture musulmane, croyants, agnostiques ou athées", mobilisés "contre la misogynie, l'homophobie, l'antisémitisme et l'islam politique".

Sans tambours ni trompettes, le mouvement a battu le rappel, pour la soirée-débat, de tout un réseau d'associations issues de l'immigration. Plus de cinq cents personnes, pour moitié d'"origine musulmane", ont répondu présent au "Théâtre du Soleil" d'Ariane Mnouchkine, la célèbre metteur en scène, plus engagée que jamais. Assis sur l'estrade du théâtre, les chercheurs et militants ont tour à tour exprimé leur dégoût de la censure, dénonçant l'étau toujours plus serré de la religion, le relativisme culturel, véritable déni de l'histoire et l'amalgame désormais récurrent entre critique des religions et racisme, traîtreusement nourri par des associations anti-racistes. Comme l'idéologie, la religion ne peut être, pour ces intervenants, assimilée à la race.

"J'ai le droit de tourner en dérision l'islam même avec beaucoup de lourdeur, la qualité de mon humour n'entre pas en ligne de compte", lance Khadija Bourcart, maire adjointe de Paris. Et qu'importe, pour cette militante, d'être perçue comme "en dehors de la Oumma". "Pour exister, dois-je ressembler à ce que l'autre imagine de moi ?" résume la maire adjointe.

La censure, un vieux réflexe

"La censure est une vieille compagne que je connais bien, poursuit Raja Ben Slama, écrivain et universitaire à Tunis. Elle est tentaculaire. Le préalable religieux la dote d'une force sacrificielle purificatrice... D'anathème en anathème, elle construit aveuglément son empire en élargissant le champ du soupçonnable et du censurable".

L'écrivaine rappelle l'invitation au meurtre des éditeurs de Salman Rushdie, l'assassinat des traducteurs japonais et italien, du recteur de la mosquée de Bruxelles et de son adjoint, pour avoir simplement déclaré que Rushdie devait être jugé et se repentir comme l'exige la juridiction islamique… puis l'affaire des caricatures, affublées du même qualificatif de "sataniques", obéissant à la même logique.

"En islam, il n'y a pas encore eu de réforme religieuse abolissant la loi sur le blasphème et l'apostasie. Aucune instance islamique n'a franchi le pas vers un islam plus tolérant" se désole la chercheuse qui rejette catégoriquement la thèse du choc des civilisations : "loin d'opposer l'Occident mécréant à l'islam épris de ses origines, l'affaire des caricatures danoises oppose d'abord les musulmans à eux-mêmes".

"Il n'y a de choc qu'entre civilisation et barbarie, progrès et fanatisme, démocrates et théocrates. La mise en ordre de la maison islam passe par des chantiers titanesques", renchérit son voisin, Ghaleb Bencheikh, physicien et chercheur en sciences religieuses. Se définissant comme "musulman viscéralement attaché à la liberté de la presse", ce théologien refuse de borner la liberté : "Il y a des recours démocratiques pour cela, des instruments juridiques. Cette affaire méritait-elle vraiment tout ce ridicule ?"

Quant au discours sentimental sur l'offense, il n'est pour ces militants que "le masque hypocrite du silence gardé sur les milliers d'offenses réelles (dans leur vie et dans leur pensée libre) subies par des millions d'individus privés de droits dans les pays musulmans".

Blagues et caricatures, une liberté menacée

"Le blasphème est moins un événement insurrectionnel qu'une fonction introduisant une distance salvatrice entre le croyant et son Dieu". Pour l'universitaire tunisienne Raja Ben Slama, "C'est un besoin humain, vital, l'affirmation d'un désir de liberté, la marque d'une levée ludique des inhibitions et des interdits"... et c'est un fait que certaines des caricatures danoises ressemblent étrangement à "des anecdotes que nous, musulmans, croyants ou non, ne cessons de raconter au sujet du prophète, du jugement dernier, des houris, des bons musulmans qui affluent au paradis et qui en sont déçus, le vin paradisiaque s'avérant, par exemple, sans alcool".

Les religions ont besoin d'être critiquées et raillées, car "elles se nourrissent de leurs épreuves, renaissent parfois de leurs cendres pour épouser des formes spirituelles mieux adaptées à la dimension plurielle des communautés et des individus".

Chahla Chafiq, essayiste et sociologue iranienne, refuse aussi de renoncer à l'esprit critique par peur d'encourager l'islamophobie, concept malheureux confondant critique de l'islam et stigmatisation des croyants. Elle signera encore, dans Charlie hebdo, avec douze autres intellectuels dont Salman Rushdie et Taslima Nasreen, un second manifeste .

"Il est urgent de travailler la question des libertés au sein de l'islam, de fédérer ces bastions de résistance invisibilisés" conclura Tewfik Allal, "même si un éclatement de la Oumma doit s'en suivre". Les "musulmans modérés" existent. Ou plutôt : on s'aperçoit enfin de leur existence. Et ils commencent aujourd'hui à parler, sans crainte de leurs "frères" radicaux.

Yann BARTE

(1) Le mot islamophobie dans le "chapô" ne figurait pas dans la version originale du texte. Il est une correction de la rédaction du journal et non celle de l'auteur. Le mot est évidemment très chargé politiquement. Il est utilisé essentiellement pour détourner l'antiracisme au profit de la lutte contre le blasphème. Il est préférable de ne pas l'utiliser.

Lu sur http://www.redacnomade.com/article.php3?id_article=581&id_auteur=4


1 commentaire:

Anonyme a dit…

excellent. je viens de voir que ca a été publié dans un journal arabe (marocain).
Est ce que c'est encore possible d'écrire la meme chose dans un journal français ? a part charlie hebdo je n'ai vu aucun journaux en france parler de cet événement que j'avais suivi