On ne compte pas les SDF morts dans la rue
Par Lise Barcellini (Journaliste) 20/12/2007source : rue 89
http://rue89.com/2007/12/20/on-ne-compte-pas-les-sdf-morts-dans-la-rue
L'absence de statistiques officielles sur les décès de sans-abri complique l'évaluation des politiques d'insertion.
Mis sous pression par les associations d'aide aux démunis, Matignon vient de nommer le député des Yvelines Etienne Pinte pour mener une mission "sur l'hébergement et le logement des personnes sans abri ou mal logées".
Ses conclusions seront scellées par la signature d'un contrat entre l'Etat et les associations le 15 janvier. Mais une nouvelle fois, une question de taille ne figure pas sur la feuille de route de l'élu UMP: la mortalité des sans-abri.
Il n'existe en effet aucune donnée statistique sur le nombre de sans-abris qui meurent dans la rue chaque année en France. Dans la nuit de mercredi à jeudi, un SDF est mort dans sa voiture en région parisienne. Les médias en ont parlé. C'est un peu le rituel: chaque fois que le thermomètre baisse, les journaux se font l'écho de ces morts anonymes, les égrenant une à une.
Mais, au total, combien de SDF meurent chaque année dans la rue? Leur nombre est-il en baisse ou en augmentation? Mystère. Or, sans chiffres, impossible d'évaluer l'efficacité des politiques de réinsertion.
Alors que la baisse du nombre des victimes d'accidents de la route est brandie comme preuve de l'efficacité des politiques de sécurité routière, le nombre d'accidentés de la vie, lui, n'intéresse personne. Comment expliquer ce silence?
Un collectif leur rend hommage deux fois par an
Deux fois par an, le collectif Les morts de la rue rend à Paris un dernier hommage à ces anonymes. Un faire-part est publié. La liste des défunts est lue lors d'une cérémonie. Le 13 novembre, des banderoles colorées décoraient ainsi l'église Saint-Merri, dans le IVe arrondissement. Certaines portaient un nom, un âge. D'autres, une simple mention: "Un homme, environ 35 ans."
De mi-mars à mi-octobre, le collectif a dénombré 187 sans-abri morts dans toute la France, une liste constituée grâce aux informations recueillies sur le terrain par la cinquantaine d'associations membres, mais sans doute bien inférieure au bilan réel. "C'est suffisant pour donner l'alerte", indique Cécile Rocca, membre du collectif:
"On ne connaît qu'une toute petite partie des décès. On n'est pas mandaté par l'Etat, et donc on n'a pas le droit d'accéder aux dossiers. On ne rêverait que d'une chose, ce serait que l'Etat donne des chiffres."
A l'institut médico-légal, on ne sait pas identifier un sans-abri
Qu'il s'agisse d'un sans-abri retrouvé sans vie ou d'une victime d'un accident sur la voie publique, tous les cadavres à la rue passent par l'institut médico-légal (IML). Et sur le sujet, le service communication de la préfecture de police formule une réponse bien étrange.
Une fois à la morgue, il serait en effet impossible de faire la différence entre une personne qui a vécu et est décédée dans la rue, et un touriste étranger mort par exemple d'une crise cardiaque, si ce dernier ne porte pas de papiers d'identité sur lui, et si aucun de ses proches ne fait de démarche pour le retrouver. Cécile Rocca va plus loin:
"Quand un SDF est retrouvé avec des papiers d'identité, l'institut médico-légal et les services de police considèrent que l'adresse qui y figure est la sienne, même s'il a quitté ce logement depuis des années, ou s'il s'agit de l'adresse d'un centre d'hébergement ou d'une association. Et donc, ce mort n'est pas considéré comme un SDF."
A la mairie de Paris, on n'a pas les moyens financiers pour compter
Il existe bien une mission funéraire et un Observatoire statistique parisien du funéraire à la mairie de Paris. Mais Olivier Pagès, conseiller de Paris, et Philippe Delemarre, directeur de l'observatoire, sont tous les deux incapables de donner le moindre chiffre, et renvoient la balle à l'institut médico-légal et à la préfecture de police. Philippe Delemarre assure:
"L'institut médico-légal ne fait pas la distinction entre les SDF et les morts sur la voie publique qui restent non identifiés. En tout cas, s'ils la font, elle ne nous est pas communiquée."
La mairie de Paris dispose pourtant de chiffres: elle prend en charge l'enterrement de quelques 500 à 600 corps chaque année, qui sont inhumés dans le "jardin de la fraternité" du cimetière de Thiais. Ces convois gratuits sont destinés aux "personnes dépourvues de ressources relationnelles et financières". Ce chiffre rassemble donc toutes les personnes démunies et isolées, qu'elles aient un logemement ou non.
Tous les sans-abri ne sont d'ailleurs pas enterrés par la mairie de Paris au cimetière de Thiais: certains ont des proches ou des amis qui prennent en charge la cérémonie, d'autres sont enterrés dans le caveau familial.
"Il y a un double tabou: sur les sans-abri, et sur la mort"
Pourquoi la mairie de Paris ne se donne-t-elle pas les moyens d'avoir ces chiffres? En deux ans d'existence, l'observatoire municipal n'a produit que des données brutes, classées en fonction du sexe et de l'âge. Olivier Pagès, l'élu qui a impulsé la création de l'observatoire, assure qu'il aimerait disposer de chiffres concernant les SDF, mais que pour l'instant les financements manquent. Il avance deux explications:
"Beaucoup de gens pensent qu'il vaut mieux s'occuper des SDF quand ils sont encore vivants. De plus, il y a un double tabou: un tabou politique portant sur les sans-abri, et un tabou en amont concernant la mort."
Depuis 2001, l'Insee a (enfin) lancé un recensement de la population exclue. Mais rien n'a encore été fait concernant leur mortalité. Joint par téléphone, les agents de l'Insee ne sont pas plus loquaces que ceux des autres administrations: "Nous n'avons rien du tout sur le sujet."
Conséquence: l'Inserm indique, à son tour, qu'en l'absence d'un "item" créé par l'Insee, impossible de dégager des statistiques...
Oeuvrant au quotidien auprès des personnes en difficulté dans la rue, les associations d'aide aux démunis connaissent bien les sans-abri, et sont rapidement au courant quand l'un d'entre eux décèdent. Pourtant, aucune ne sait combien décèdent chaque année dans les rues de France. Toutes donnent la même réponse: ce n'est pas à nous de le faire, mais à la préfecture de police. Xavier Emmanuelli, président fondateur du Samu Social de Paris, explique ainsi:
"Le Samu Social de Paris ne centralise pas le nombre de personnes décédées dans la rue et pour cause, ce genre d'initiative relève plutôt des services de police. (...) Le recensement est difficile et les causes de la mort extrêmement diverses."
Un silence sur les chiffres qui arrange tout le monde
A qui profite ce silence? C'est la question que se pose, inlassablement, depuis plusieurs années, l'anthropologue Daniel Terrolle.
Pour lui, la mortalité des sans-abri témoigne de l'effet des politiques sociales. En l'absence de chiffres et de statistiques, il est impossible d'évaluer l'efficacité des politiques de réinsertion. Une situation qui arrangerait tout le monde :
Le chercheur dénonce "une collusion complète entre l'Etat qui n'a pas envie de changer de politique sociale", et ce qu'il appelle "les tenants du marché de la pauvreté", c'est-à-dire les associations caritatives et humanitaires, dont les plus importantes ne font d'ailleurs pas partie du collectif Les morts de la rue. En clair, pour éviter de rendre des comptes, les associations s'abstiennent d'en tenir...
Daniel Terrolle rappelle une vérité crue:
"Quand on est dans la rue, il n'y a que deux sorties possibles: la mort ou la réinsertion. Et finalement, la principale réinsertion, c'est la mort."
Avant de conclure:
"Les pouvoirs publics soutiennent Les morts de la rue, la mairie de Paris le subventionne, mais tout ceci est très ambigu: tout le monde souhaite éviter que le Collectif fasse la jonction entre "ils sont morts dans la rue" et "la réinsertion ne marche pas."
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