Femmes travesties : un "mauvais" genre
Poétique et politique du travestissement dans les fictions de Wittig
par Catherine ROGNON-ECARNOT,
agrégée de Lettres modernes, achève une thèse de doctorat sur L’écriture poétique de Monique Wittig à l’Université de Paris VII, sous la direction de Nicole Mozet.
Cet article explore la question du travestissement et de la représentation du corps dans trois livres de Monique Wittig : Virgile, non, Les Guérillères, Le Corps lesbien.
Dans Virgile, non, l’apparence féminine est un accoutrement humiliant, signe de servitude, qui efface le corps de chaque individu au nom du mythe de la femme. Les lesbiennes qui ont fui l’enfer hétérosexuel, comme les héroïnes des Guérillères cherchent une apparence qui donne à voir qu’elles ne sont ni des femmes ni des hommes.
Mais cet au-delà des sexes impensable ne peut prendre forme que dans la littérature. Il prend forme notamment dans le texte le plus poétique de Monique Wittig, Le Corps lesbien, qui fait voler en éclat les représentations traditionnelles du corps féminin et lui substitue un corps en mutation constante, polysémique, au-delà de l’unité comme du binaire.
Plan
Wittig : poète et lesbienne radicale
La féminité est un travestissement
Lesbiennes en couleur
Corps en éclats
Wittig : poète et lesbienne radicale
Monique Wittig, née en 1935, a passé toute son enfance et une partie de sa vie d'adulte en France et vit depuis une vingtaine d'années aux États-Unis où elle enseigne la littérature française (à l'université de Tucson, en Arizona). Elle a vingt-neuf ans lorsqu'en 1964 elle publie aux éditions de Minuit son premier roman, une autobiographie d'enfance à la troisième personne qui fait un usage inédit du pronom indéfini « on ». Consacré par le prix Médicis, L'Opoponax est accueilli avec enthousiasme par Claude Simon, par Nathalie Sarraute en France, par Mary Mac Carthy aux États-Unis. Marguerite Duras y voit « l'exécution capitale de quatre-vingt-dix pour cent des livres qui ont été faits sur l'enfance »1.
Toujours prompte à reconnaître sa dette envers les « nouveaux romanciers », dont elle déclare volontiers que « ce sont [les] écrivains qui [lui] ont appris [son] métier »2, Wittig, comme le remarque Jean Duffy, se sépare toutefois du Nouveau Roman quant à la question de l'engagement3, non qu'elle puisse être considérée comme un « écrivain engagé », elle qui ne cesse de répéter que l'écrivain a affaire à des formes littéraires et linguistiques et non pas à des catégories sociales, mais parce que, convaincue qu'il y a une perméabilité de la réalité au langage, elle travaille à transformer un système sémantique que, bien loin d'accepter comme tel, elle regarde avec défiance.
En 1969, Wittig écrit Les Guérillères et s'engage passionnément dans le mouvement des femmes. Elle fait partie du premier groupe non-mixte constitué au lendemain de mai 684. Aux côtés, entre autres, de Christiane Rochefort, d’Anne Zelenski, de Christine Delphy, elle est parmi les quelques manifestantes qui déposent une gerbe pour la femme du soldat inconnu, le 26 août 19705. L'éclosion du féminin pluriel dans ce second livre, régi par le pronom « elles », est évidemment liée à ce que l'auteur considère comme un tournant de sa vie.
En 1978, Wittig se rapproche de la toute nouvelle revue Questions féministes dont la position « féministe radicale » est clairement revendiquée. La publication dans le second numéro en février d'une nouvelle, « Un Jour, mon prince viendra », puis l'entrée dans le collectif de rédaction en novembre indiquent que Wittig partage avec les rédactrices de la revue6 la conviction que le genre est une construction idéologique dont la fonction est de camoufler et d'autoriser l'oppression d'un sexe par l'autre. Mais la radicale opposition de l'auteur de L'Opoponax à toute théorie du genre, à toute exploration du féminin, n'était-elle pas ce qui devait alimenter son trop célèbre conflit avec Antoinette Fouque7 ?
En 1978, à l'instar de l'américaine Jill Jonhston, Wittig affirme dans « La pensée straight » – communiquée oralement, à New York, publiée en français deux ans plus tard – que les lesbiennes ne sont pas des femmes : « Il est impropre de dire que les lesbiennes vivent, s'associent, font l'amour avec des femmes car “femme” n'a de sens que dans les systèmes de pensée et les systèmes économiques hétérosexuels. Les lesbiennes ne sont pas des femmes »8. Concevant le lesbianisme comme un mode de résistance à un système, comme un choix politique, Wittig rejoint la position du groupe des « lesbiennes radicales », né à Jussieu en 1980. Plusieurs membres du collectif de rédaction de Questions féministes se rapprochent également de ce groupe, ce qui provoque la dissolution du collectif.
Beaucoup plus reconnue aujourd'hui aux États-Unis qu'en France, Wittig suscite tout particulièrement l'intérêt des intellectuel/le/s proches de la pensée Queer. Judith Butler9 notamment consacre une grande partie de Gender Trouble à une analyse critique de la pensée wittigienne, mais l'intérêt presque exclusif qu'elle accorde aux essais politiques au détriment des textes littéraires – remarquablement lus en revanche par Leah Hewitt10 –, ne lui permet pas de rendre pleinement justice au travail profondément révolutionnaire de celle qui est avant tout un poète.
La féminité est un travestissement
Il s'agit bien d'une revue avec la quantité de tissu brillant et de chair nue qui convient. Celles qui ont des plumes attachées au derrière avancent les premières… Celles qui ont des oreilles et des queues blanches et rondes de lapin marchent immédiatement derrière… (Virgile, non :54)
Parcourant à l'instar de Dante les cercles de l'enfer, « Wittig », guidée non par Virgile mais par Manastabal, assiste, impuissante et l'estomac noué, à deux « parades », longs défilés d'âmes damnées exhibant leurs robes décolletées et leurs jupes courtes, leurs talons surélevés et leurs poignets enchaînés, leurs pieds ou leurs lèvres atrophiés, l'ablation de leurs sexes ou la déformation de leurs ventres. Wittig exhibe ainsi les stigmates d'une féminitude qui, pour elle comme pour Beauvoir, n'a pas d'autre réalité que sa définition sociale.
Le cadre de ces deux défilés qui prennent place – l'évocation des buildings, de la mer et des collines l'atteste – à San Francisco, et l'emploi du mot « parade » plutôt que d'un synonyme français plus courant, en font une allusion11 à la traditionnelle « Halloween parade » de la capitale californienne. Ce parallèle entre un carnaval et deux revues de ce qui fait La Femme ici et là, répète, comme Wittig le dit ailleurs12, que la féminité est un travestissement, un atroce travestissement sans désir, sans dimension ludique.
Tels des uniformes, les vêtements des damnées de l'enfer hétérosexuel signalent leur fonction : « Dès que pieds surélevés, jambes et cuisses nues, de même que robe et sac à main sont vus, l'ensemble désigne du gibier. » (Virgile, non : 41). Ils assurent « le confinement symbolique »13, parce qu'ils contraignent gestes et mouvements, imposant des postures ridicules : « Si elles font tomber quelque chose, elles se baissent de côté, cuisses serrées, bras collés au corps, formant une sorte d'accordéon, en pure perte d'ailleurs car à un moment donné elles finissent par montrer leurs culottes. » (Virgile, non : 55). De leurs corps contrefaits, amoindris, amputés, qui ne sont plus que le signe de leur asservissement, les âmes damnées se trouvent dépossédées au profit du mythe de la Femme. Tendues dans un effort constant pour se conformer à une image, tout comme les Tchiches14 qui s'appliquent à maigrir15, elles s'effacent, s'écrasent contre les murs lorsque passe « un individu », étiques – le féminin, nous le savons, est petit – jusqu'à perdre la troisième dimension : « Le monde dans lequel elles vivent est à deux dimensions. Je l'assimile au monde des cartes à jouer… » (Virgile, non : 58).
Surfaces mal différenciées les unes des autres, toutes relatives à La Femme, « érigées, constituées dans une différence essentielle » (Les Guérillères : 146), « elles sont prisonnières du miroir » (Les Guérillères : 40), du Sens phallique, leur corps ne pouvant être perçu et nommé autrement que comme signe univoque de la différence sexuelle. Écho plus que Narcisse, « reflet de l'homme » disait saint Paul, elles sont invisibles. Leur corps, unique indice de leur individuation, est imperceptible, il n'est ni maquillé, ni déguisé, ni masqué, mais devient « masque monstrueux de lui-même »16, invisible sinon relativement à sa conformité au modèle féminin. « Wittig » pour prouver à quelques damnées hostiles que « ses intentions sont pacifiques » et que son corps est banalement semblable au leur, se déshabille au beau milieu d'une laverie : « Comme aucun mot ne semble pouvoir atteindre leur compréhension, je me mets à poil entre deux rangées de machines à laver et je m'avance parmi elles, non pas telle Vénus sortie des eaux, ni même telle que ma mère m'a faite, mais enfin avec deux épaules, un torse, un ventre, des jambes et le reste » (Virgile, non :16).
Elle ne parvient cependant pas davantage à se faire voir qu'à se faire entendre. Son corps nu, comme le suggère la référence à Vénus, est masqué par les représentations traditionnelles du corps féminin. Alors que l'héroïne sait qu'elle n'a « rien de spécial à exhiber », son corps de femme n'apparaît pas comme conforme à La Femme. Il est perçu comme une menace par les clientes de la laverie qui crient au viol, il se transforme, enveloppé par les clichés dont le discours dominant habille les homosexuelles. « Wittig », dans cette scène humoristique, se voit bientôt couverte de poils et s'en félicite, les poils font place alors à des écailles, son clitoris enfin s'allonge : « (Regardez, il est long comme un long doigt. Coupez-le, coupez-le) » (Virgile, non : 18).
Lesbiennes en couleur
Dans Virgile, non, comme sous ce que Wittig appelle ailleurs « le régime hétérosexuel »17, l'alternative « offerte » aux femmes est d'accepter, renonçant à la position de sujet, la subsumation de leurs corps à l'unique signifiant phallique dont il est l’ « Autre » nécessaire, ou bien de prendre leurs jambes à leur cou, de fuir l'enfer pour les limbes, un lieu intermédiaire entre enfer et paradis, lieu étroit, précaire, où l'on n’a « rien à bouffer » (Virgile, non : 107), mais où l'on peut refuser d'être une femme, c'est-à-dire d'en avoir l'air. Musclées, rasées, tatouées, vêtues de cuir, les âmes des limbes adoptent une apparence qui les fait reconnaître comme lesbiennes : « Il y a celles qui vont la tête rasée avec au front gravé la sorte de menace qu'elles sont. Il y a celles qui s'avancent les épaules ceintes de cuir noir… » (Virgile, non : 45). Biceps, épaisseur et gestes énergiques signalent que de même que « les lesbiennes ne sont pas des femmes »18, les habitantes des limbes ne sont pas – ou plus – des âmes damnées. Leur allure martiale rappelle celle des fières Guérillères : « De l'armée de Sporphyre il est dit qu'elle s'avance comme Koo, superbe, féroce, chevauchant un tigre, belle de visage » (Les Guérillères : 171).
Mais ne nous y trompons pas tout à fait, les lesbiennes de Virgile, non, qui mènent une guérilla de survie, sans projet, qui se pavanent autour d'un billard, qui flirtent en sirotant leur téquila, n'ont pas l'envergure des Guérillères. « Contrairement aux combattantes des Guérillères, elles n'ont pas conscience des dangers du narcissisme, ni de la stérilité des agressions qu'elles commettent contre des hommes particuliers, alors que l'ennemi véritable est la différence »19. Ainsi, dans Virgile, non, Monique Wittig dénonce-t-elle, quoiqu'avec humour et tendresse, l'immobilisme de la communauté lesbienne. Un immobilisme que révèle le conformisme des apparences. En comparaison, les Guérillères, engagées dans une révolution totale, adoptent avec une grande liberté et un profond sens du jeu, des vêtements, des postures, des maquillages dont la diversité suppose une tentative constante d'invention de soi-même. Tantôt elles peignent leurs figures et leurs jambes de couleurs vives (Les Guérillères : 147), tantôt elles couvrent leurs visages d'une poudre brillante (G : 143), tantôt elles enserrent leur chevelure dans une bande de soie, tantôt elles laissent leurs cheveux noirs se dérouler et tomber sur leurs épaules, et les agitent « comme les bacchantes qui aiment faire bouger leurs thyrses » (G : 132). Elles portent des vêtements bleus et rouges (G : 132), ou une tunique noire, un masque et un gourdin (G : 201), parfois elles combattent dans des tenues futuristes : « Elles portent des vêtements tout d'une pièce, faits d'une espèce de métal. Leurs figures, que les sphères à rayon éclairent par intermittence, ressemblent à des grosses têtes d'insectes avec des antennes et des yeux pédonculés » (G : 155). Déjà se dessinent les corps en mutation des amantes du Corps lesbien, gigantesques, monstrueux, pourvus de dix mille yeux ou de milliers de bras, corps pléthoriques, résultant de l'explosion de l'univoque corps féminin, mais corps aussi qui ne peuvent prendre forme que dans ce « champ privilégié »20 que constitue la littérature.
Corps en éclats
Songeons à la petite Catherine Legrand, si mal à l'aise dans son pantalon : « On ne met pas de pantalon quand on est une petite fille. On n'aime pas ça parce qu'on devient deux. […] Peut-être que Catherine Legrand est la seule petite fille à porter un pantalon et à n'être pas exactement une petite fille » (L'Opoponax : 19).
Dans le carcan de l'univers social, être une petite fille qui n'est pas exactement une petite fille, c'est sentir physiquement le malaise d'une division, le pantalon de Catherine Legrand colle, « entre les jambes, la couture ça l'empêche de marcher ». Ce n'est pas son vêtement dont on voit comme il l'emprisonne, mais l'écriture du désir, la pratique de la citation, la rencontre de l’« Autre » qui permettront à la petite fille, énonçant à son tour des phrases ailleurs écrites par Baudelaire et par Scève, d'atteindre cet au-delà des sexes sans lequel, selon Wittig, il ne saurait y avoir de subjectivité.
La littérature est le seul lieu d'où le système sémantique et partant les structures de pensée et les habitudes de perception peuvent perdre leur caractère d'évidence. Traitant le corps – corpus – lesbien comme le langage qu'elle veut arracher à l'univocité que lui ont imposée les usages antérieurs, Wittig le fragmente, l'épluche, le désintègre, et le recompose sans fin, jusqu'à ce que libéré de la gangue féminine, ou de la lecture hétérosexuelle, il éclate, ouvert à des mutations infinies, libérant une subjectivité non pas duelle mais plurielle, bien au-delà du modèle binaire du genre sexuel.
Par l'écriture, Wittig transgresse, bouleverse et dépasse la question de l'identité sexuelle. Elle opère un renversement du genre grammatical, « indice linguistique de l'opposition politique entre les sexes »21, soit qu'elle féminise les figures divines et paternelles de Zeus (Le Corps lesbien : 39) ou du Dieu des chrétiens (Le Corps lesbien : 165), soit qu'elle appose au nom de Sappho un substantif masculin tel que « notre grand prédécesseur » (Virgile, non : 16), ou encore qu'elle instaure un monde monosexué où le féminin n'alternant avec aucun masculin perd tout caractère particularisant ou sexuant.
Les textes poétiques de Wittig, bien loin d'être une simple illustration du point de vue qu'elle a défendu dans des essais théoriques – qui leur sont d'ailleurs souvent postérieurs –, révèlent la fertilité et le caractère inédit de sa conception du sujet. Creusant, phrase après phrase, et mot à mot, la relation entre innommé et langage, ils arrachent la pensée de la différence à la valorisation du féminin22, brisent le parallèle pulsionnel / symbolique, féminin / masculin, et ce faisant permettent l'émergence d'une subjectivité qui tend à l'effacement des genres, sans retourner, comme la lecture des essais politiques le fait croire à Judith Butler, au sujet monolithique de la pensée humaniste23.
Dans Le Corps lesbien, qui annonce dès la première phrase son projet de rupture avec le féminin (« Dans cette géhenne dorée adorée noire fais tes adieux m/a très belle […] à ce qu'elles nomment l'affection la tendresse ou le gracieux abandon » (Le Corps lesbien : 7), les corps des deux amantes sont sans cesse dépecés, décortiqués, dévorés et sont l'objet des métamorphoses les plus diverses, ils se liquéfient, se pétrifient, s'étendent ou s'amenuisent. À travers une longue énumération en caractères gras, des humeurs, des viscères, des os… qui alterne avec les fragments poétiques, et fait écho aux nombreuses scènes de démembrement, le corps féminin, devenu méconnaissable, est littéralement pulvérisé. La magie de la poésie wittigienne, comme le remarque Teresa de Lauretis « transcende aussi bien le sexe que le genre sexuel et recrée le corps autrement : au risque qu'il soit monstrueux, grotesque, mortel, violent… »24. S'il n'y a pas « appropriation et redéploiement des catégories sexuelles »25, il y a en revanche un perpétuel redéploiement des oppositions entre nommé et innommable, entre particulier et général, un passage constant du statut de locuteur unique, siégeant « dans une situation éclatante s'il en fut mais morose » (Le Corps lesbien : 165), à celle de « je » interloqué, menacé, désirant, désiré, clivé, mais enfin sujet. Les corps constamment en mutation des deux amantes du Corps lesbien comme la variété des positions érotiques qu'elles adoptent, tantôt avalées et pénétrées, infiltrées et liquéfiées, chevauchées ou adulées, servent la mise en forme d'un sujet éclaté, éclatant.
En déplaçant la question du travestissement, de la métamorphose des corps, dans le domaine littéraire, Wittig ouvre un espace où le passage d'une apparence à une autre, comme la relation fondamentale entre je et tu, sont nommés, mis en scène indépendamment de toute référence à la sexuation. Dans Le Corps lesbien, « rêverie au sujet de la belle analyse des pronoms “je” et “tu” par le linguiste Benveniste »26, l'interlocution apparaît comme une condition nécessaire à l'émergence d'une subjectivité, mais si locutrice et interlocutrice, amante et aimée se constituent l'une par l'autre, explorant jusqu'à la jouissance la réversibilité des positions de « je » et de « tu », elles ne sont aucunement identifiables l'une à l'autre. L'absence de l'interlocutrice, sa férocité sont parfois vivement senties et dans cette quête de subjectivité, celle qui parle se sent menacée par l’ « autre » : « j/e fais éclater les petites unités de m/on moi, j/e suis menacée, j/e suis désirée par toi » (Le Corps lesbien : 109).
Menacée de se perdre en l'« autre » ? Menacée d'en être séparée ? L'ensemble des fragments raconte le passage qu'opèrent les amantes de la séparation à la fusion, de je à tu, de toi à moi. La conquête d'une subjectivité se fait à travers ce mouvement de l'Une à l'Autre qui est pratique du sujet, qui remplit la même fonction que le passage d'un sexe à l'autre dans les textes de Cixous. Ainsi cette rêverie à partir des pronoms je et tu se prolonge-t-elle jusqu'à l'avènement de l’« autre » de même sexe, c’est-à-dire également sujet. Avènement qui porte un coup décisif à l'opposition sexuelle érigée par la psychanalyse en pivot du rapport au langage, car entre l'Une et l'Autre, entre Zeina et Ganymedea l'échanson, entre Artémis et Sappho, ce n'est pas cela qui diffère, ce n'est pas cela qui fait sens.
Émaillée de citations et riche de personnages empruntés, l'écriture de Wittig pastiche, parodie, travestit plus souvent les textes antérieurs que les représentations sexuées. Lorsque la locutrice du Corps lesbien prononce les paroles du Christ ou que les guérillères adoptent les postures héroïques des héros de L’Iliade, le mythe de l'identité sexuée comme la prétention à l'universalité du sujet masculin s'effacent au profit d'un sujet qui ignore la différence sexuelle tout en exhibant le caractère dialogique de son discours. À travers le travestissement du discours séculaire, répété mais transformé par le point de vue lesbien, le sujet minoritaire parvient à contourner un langage qui le réduit au silence.
Bibliographie
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—, 1973, Le Corps lesbien, Paris, Minuit.
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—, 1982, « Avant-note » in Djuna Barnes, La Passion, Paris, Flammarion, pp. 7-21.
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—, 1985a, Virgile, non, Paris, Minuit.
—, 1985b, « The Mark of Gender », Feminist Issue, vol. 5, 2, pp. 3-12.
—, 1990, « Homo Sum », in The Straight Mind and other Essays, New York et Boston, Harvester Wheatsheaf, pp. 46-58.
Notes
1 Duras 1964 : 283.
2 Wittig 1994 : 117.
3 Duffy 1990 : 201.
4 Picq 1993 : 12.
5 Picq 1993 : 17.
6 C'est-à-dire Christine Delphy, Colette Guillaumin, Colette Capitan, Nicole-Claude Mathieu, Emanuelle de Lesseps et Monique Plazza.
7 Picq 1993 : 13.
8 Wittig 1980 : 53.
9 Butler 1990.
10 Hewit 1990.
11 Khon 1994.
12 Wittig 1982 : 17.
13 Pour reprendre l’expression de Bourdieu 1998 : 35.
14 La domination des Tchouches apparaît aux opprimés eux-mêmes, aux Tchiches, comme la conséquence « naturelle » de ce qui les différencie physiquement de leurs maîtres : ils sont maigres alors que les Tchouches qui vivent dans l’opulence et se font servir sont gros.
15 Wittig 1983.
16 Hewit 1990 : 148.
17 Wittig 1990.
18 Wittig 1980 : 53.
19 Duffy 1990 : 210.
20 Wittig 1982 : 10.
21 Wittig 1982 : 9.
22 Valorisation qu’Alice Jardine qualifie de « sémiose » (Jardine 1991).
23 Butler 1990.
24 Lauretis 1989 : 46.
25 Butler 1990 : 122.
26 Wittig 1985 : 71.
Catherine ROGNON-ECARNOT, « Poétique et politique du travestissement dans les fictions de Wittig », Clio, numéro 10/1999, Femmes travesties : un "mauvais" genre, , mis en ligne le 22 mai 2006. URL : http://clio.revues.org/document261.html
samedi 1 mars 2008
Femmes travesties : un "mauvais" genre - Poétique et politique du travestissement dans les fictions de Wittig
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